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BEETHOVEN

inscrit en tête du dernier adagio du no 6 (en si bémol) le titre de « La Malinconia », il se garde bien de lui donner un caractère trop personnel : (songeons à ce qu’il aurait exprimé — à ce qu’il a exprimé — vingt-cinq ans plus tard, dans ses dernières sonates et ses derniers quatuors !) La mélancolie garde ici un aspect impersonnel et estompé, d’ailleurs avec un art sobre et sûr ; il évite d’insister, il lui suffit de quelques touches : ce n’est qu’une ombre qui passe et repasse, mettant en valeur les lumières du reste du morceau. Pour nous de la postérité, qui connaissons le drame caché alors aux yeux des contemporains, nous nous permettons de soulever le voile et de trahir le secret de l’anxiété qui commençait à ronger le cœur du jeune artiste, choyé, fêté. — Mais lui, prétendait donner le change, et il y réussit. Les six premiers quatuors furent une épreuve de force, qui le classa définitivement au rang de ses maîtres d’hier et de ses modèles : de Haydn et de Mozart. Ils consacraient, dans le genre le plus estimé par l’élite, et qui mieux que tout autre s’adresse à elle, sa maîtrise désormais incontestée, même par ceux qu’exaspérait sa personnalité. Jean-Baptiste Cramer, digne artiste, nourri de J. S. Bach, de Haendel et de Mozart, que Beethoven regardait comme le meilleur pianiste de son temps, emportant à Londres les premières grandes œuvres de musique de chambre de Beethoven (l’op. 1), disait : — « Voici l’homme qui nous consolera de la perte de Mozart ! » — Et le bon prince Karl Lichnowsky, transporté de joie et de fierté par les quatuors de son jeune protégé, lui faisait un don royal de quatre instruments signés des plus fameux luthiers[1]. Il lui

1.

  1. Le premier violon, de Jos. Guarnerius de Crémone, 1728 ; le deuxième violon, de Nic. Amati, 1690 ; la viola, de Vincenzo Ruger,