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BEETHOVEN

Le vieux Haydn, à qui Beethoven avait demandé son avis franc, sans réticence, sur ses premiers travaux, aurait fait, après de grands compliments sur le talent grand, très grand, « ungeheuer viel », presque monstrueux du jeune Rhénan et sur l’abondance inépuisable de son inspiration (Einbildungskraft), cette pénétrante observation :

— « Vous me faites l’impression d’un homme qui a plusieurs têtes, plusieurs cœurs, plusieurs âmes… »

Et il ajoutait, après s’être fait prier, de peur de le fâcher :

— « Vous me fâcherez, dit Beethoven, si vous ne dites pas toute votre pensée. »

— « Eh bien donc, puisque vous le voulez, je dis que, d’après mon sens, on trouvera toujours dans vos œuvres quelque chose, je ne dirai pas de bizarre (verschrobenes), mais d’inattendu, d’inhabituel, — certes partout de belles choses, même des choses admirables, mais ici et là quelque chose d’étrange (sonderbares), de sombre (dunkles), parce que vous êtes vous-même un peu sombre (finster) et étrange ; et le style du musicien, c’est toujours l’homme… »

Le vieux artiste, qui se définissait lui-même par la gaieté de nature et la jovialité, résistant à toutes les épreuves, avait bien vu la nature complexe et tourmentée de Beethoven. Cette âme multiple, dont la tragédie intérieure était cachée à ceux qui l’entouraient, avait besoin, pour se soulager des flots heurtés de ses sentiments, de ses emportements, de ses espoirs blessés, de ses révoltes, de sa mélancolie, et de sa volonté de puissance et de joie malgré tout — avait besoin de la polyphonie la plus souple et la plus intime. Il n’était pas d’instrument plus propre à obéir aux moindres inflexions de sa pensée que le quatuor à cordes, avec son admirable mobilité, quatre à cinq octaves d’étendue, « l’égalité en