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BEETHOVEN

élite de tous les pays. Nous avons vu que, dans sa lettre à Peters du 20 mars 1823, il notait avec fierté qu’il lui était presque impossible de satisfaire aux commandes de quatuors qui lui étaient faites.

On peut être sûr qu’un grand artiste ressent profondément ces courants cachés : ils correspondent au besoin impérieux d’une époque. Les concerts de quatuors, donnés par Schuppanzigh, soulevaient les transports d’un public d’élite, qui fraternisait dans ces émotions communes, avec d’autant plus de chaleur passionnée qu’il en faisait des manifestations protestataires contre la trahison nationale et artistique des Italianisants. Schindler, qui avait fini, après la mort de Beethoven, par reconnaître le prix des quatuors et l’impression quasi-religieuse de leur exécution dans les concerts de Schuppanzigh, nous dit[1] que ces concerts « avaient lieu habituellement dans une salle qui contenait au moins cinq cents auditeurs. Dans cet espace bondé, les quatre instruments résonnaient comme un petit orchestre ; les quatre artistes maniaient leurs instruments avec une virile énergie (mit männlicher Kraft) ; et cela seul faisait déjà du bien ; ils s’entendaient de plus à faire ressortir, de la façon la plus incisive, tous les caractères de la musique et à mettre en lumière la personnalité propre de chaque maître. Pour obtenir un tel effet, il fallait avant tout posséder l’art de tirer de l’instrument un beau son puissant (einen mannkräftigen Ton) ; et cet art leur était propre à tous, sans qu’ils visassent à cette virtuosité des joueurs de concert d’aujourd’hui. » — À ceux d’aujourd’hui, continue Schindler, Beethoven dirait : — « Mes œuvres ne sont pas des miniatures, ou du fignolage en filigrane, ce sont

  1. Dans son Beethoven à Paris, édition 1345, p. 63 et suiv.