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LES DERNIERS QUATUORS

sur ce domaine qui était le sien incontesté ; et ce qu’on lui déniait en étendue et en éclat, qu’il le regagnât en profondeur ! Là, il était sûr d’une phalange fidèle.

Dans toute l’Europe, les musiciens fervents qui protestaient contre le scandaleux triomphe de l’opéra à « gcirgouillades »[1] éprouvaient ce besoin de retraite dans la pure musique de chambre. Le prince Galitzin n’était pas un cas isolé. Il est remarquable que dans le même temps où Beethoven revenait aux quatuors, un courant public y portait une

  1. « Le mauvais goût qui règne en Europe me révolte, et la charlatanerie italienne m’excède ; mais tout cet enthousiasme pour les gargouillades italiennes passera avec la mode, et vos chefs-d’œuvre sont immortels… » (Lettre de Galitzin, 29 novembre 1824, — écrite en français.)

    Galitzin, qui avait passé son enfance à Vienne, de 1804 à 1806, avait formé un quatuor, où il tenait la partie de violoncelle. L’altiste, Zenner, lui fit connaître les œuvres de Beethoven, qu’il lui exécutait au piano. Et Galitzin s’enflamma pour elles. Pour pouvoir les jouer, il s’était fait réduire en quatuors quelques sonates.

    Il avait trouvé en le prince Radziwill un confident qui partageait son adoration pour Beethoven. — « Pendant tout son séjour ici, nous n’avons fait que jouer des quatuors de votre composition, et surtout les cinq derniers… » (16 juin 1824). Ils entretenaient en eux « le feu sacré de l’art, qui ne se conserve que chez un petit nombre d’êlus… car le charlatanisme pitoyable Rossinien a tout envahi… »

    On imagine le réconfort que dut être pour Beethoven, ulcéré de l’indifférence des Viennois, le jeune enthousiasme de ce prince russe, qui lui écrivait : — « Trop jeune pour avoir connu le célèbre Mozart et n’ayant assisté qu’aux dernières années de Haydn, que je n’ai fait qu’entrevoir, dans mon enfance à Vienne, je me réjouis d’être le contemporain du troisième héros de la musique, qui ne peut trouver que dans eux des égaux, et que l’on doit, à juste titre, proclamer le dieu de la mélodie et de l’harmonie. » (29 novembre 1823). — Et, quand il a fait exécuter la Missa Solemnis : — « … Votre génie a devancé les siècles, et il n’y a peut-être pas d’auditeurs assez éclairés pour goûter toute la beauté de cette musique ; mais c’est la postérité qui rendra hommage et qui bénira votre mémoire, bien mieux que ne pourront le faire vos contemporains. » (8 avril 1824).