Rasoumovskv et les difficultés des temps avaient mis fin à ces concerts en 1816, et forcé Schuppanzigh à s’expatrier. C’était, remarquons-le, l’année même où paraissait le dernier quatuor publié, op. 95, de Beethoven. Schuppanzigh parti, Beethoven avait perdu le plus fidèle et le plus sûr de ses interprètes ; il n’avait plus goût à s’exprimer dans cette langue, dont Schuppanzigh connaissait toutes les nuances. Il n’y a point de doute que son retour n’ait rendu à Beethoven le désir de reprendre ces beaux colloques avec soi-même, qu’il savait pouvoir confier à un artiste, à un ami[1], capable de les comprendre.
Il lui restait à se libérer des deux montagnes, dont il portait la charge, depuis des années : la Neuvième Symphonie et la Messe : car ce n’était pas tout, de les avoir achevées, il fallait les faire vivre, les publier et les produire devant le public. Ce n’était pas le moins pénible ! Astreignante et humiliante affaire de rabattage des souscripteurs à sa Messe,
- ↑ Le nom d’ami est excessif. Celui de « familier » conviendrait
mieux. Il n’y eut jamais de réelle intimité entre Schuppanzigh et
Beethoven. Jamais ils n’employèrent entre eux le « Du », ni même le
« Sie ». Schuppanzigh s’adressait toujours à Beethoven, à la troisième
personne : « Er »… Ils étaient trop différents de tempérament et de
caractère. Beethoven n’épargnait pas à Schuppanzigh les sarcasmes
les moins délicats. Le flegme du gros homme ne s’en émouvait pas.
Mais telle anecdote le montre indifférent au malheureux sort de
Beethoven, et môme s’en égayant. Il était un gras épicurien, égoïste a.
Mais un vrai artiste qui, sans bien saisir toujours la profonde pensée
de Beethoven, en reconnaissait la haute valeur musicale et avait eu
l’intelligence de se mettre à son service, — l’intelligence plus rare de
faire crédit à ce que, dans cette musique, d’abord il ne comprenait pas
il s’en remettait à l’intelligence du maître.
a) « Sehr für die materiellen Genüsse », écrit de lui Holz ( « très porté aux jouissances matérielles » ).