Page:Rolland - Beethoven, 2.djvu/95

Cette page n’a pas encore été corrigée
81
GŒTHE ET BEETHOVEN

le spectacle des malades, l’image de la mort[1], tous les craquements de la bâtisse du monde et du moi, tous les déséquilibres — le démon — c’est qu’il les a tous en lui ; et seule sa sagesse a pu

1. Je dis : « l’image », et non « l’idée » de la mort. II va de soi qu’un homme de la puissance intellectuelle et morale de Gœthe n’a jamais craint de regarder en face Vidée de la mort. Il en a parlé souvent, et ses Conversations en gardent maintes traces. Il suffit de rappeler l’admirable rêverie où le jette la mort de Wieland, et qu’a notée longuement Falk, à la date du 25 janvier 1813. D’une façon générale, Gœthe se défendait de l’idée d’anéantissement, par sa ferme croyance en l’indestruclibilité de l’esprit. (Entre vingt autres exemples, cf. la conversation du 2 mai 1824 avec Eckermann : « Quand on a soixante-quinze ans, il ne peut pas manquer qu’on ne pense à la mort. Cette pensée me laisse en plein repos, car j’ai la ferme assurance que notre esprit est d’essence indestructible qui progresse d’éternité en éternité… » ) Dans l’idée de la mort, ce n’était pas le néant qui lui inspirait une inquiétude, mais plutôt la possibilité étrange que la monade survivante tombât aux prises d’une monade plus puissante et vulgaire qui l’asservît. (Cf. l’entretien avec Falk, où Gœthe, exalté par le deuil récent, sort de sa réserve habituelle en de pareils sujets, et monologue tout haut, d’une façon hallucinée.) Mais ce dont je veux parler ici, c’est de la répulsion que Gœthe manifesta toujours à l’égard du spectacle de la mort et des morts. Ceci est presque constant chez lui, et on pourrait l’appuyer sur nombre de faits. Lui-même l’a dit à Wilhelm von Humboldt :

— « Daher sehe ich keine Todten ». (« Voilà pourquoi je ne vois aucun mort. ») 3 décembre 1808. — Il en donne d’ailleurs toutes sortes d’explications poétiques. Il compare la vie à la lumière. Quand la vie est partie, quand le soleil est couché, il ne reste plus que « das Grau des Stoffes » (le gris de l’étoffe). Il se refuse à voir ainsi ceux qu’il a connus vivants : car s’il les voyait ainsi, un seul nstant, ils seraient pour lui, à tout jamais « verblichen und verschwunden » (fanés et disparus).

Cette explication est sans doute vraie, mais partielle. Elle ne livre pas tout le subconscient. — Mais quelle que soit l’explication,

  1. 1