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Nous nous étions si bien habitués à vivre en notre Beethoven, à partager depuis l’enfance le lit de ses songes que nous n’avions pas pris garde à quel point le tissu de ces songes était d’exception. En voyant aujourd’hui une génération se détacher de cette musique qui fut la voix de notre monde intérieur, nous distinguons que ce monde n’était qu’un des continents de l’Esprit. Il n’en est pas moins beau. Il ne nous en est pas moins cher. Il nous l’est beaucoup plus. Car aujourd’hui seulement, se dessinent à nos yeux les traits qui le limitent, le contour achevé de l’impériale figure, qui fut notre Ecce homo ! Chaque grande époque humaine a le sien, son Fils de Dieu, son archétype d’humanité, Et son regard, son geste et son Verbe sont le bien commun de millions de vivants. Tout l’être d’un Beethoven — sa sensibilité, sa conception du monde, la forme de son intelligence et de sa volonté, ses lois de construction, son idéologie, aussi bien que la substance de son corps et son tempérament — tout est représentatif d’un âge de l’Europe. Non pas que cet âge ait pris modèle sur lui ! Si nous lui ressemblons, c’est que nous sommes, lui et nous, faits de la même chair. Il n’est pas le berger qui pousse devant lui son troupeau. Il est le taureau qui marche en tête de sa race.

En le peignant, je peins sa race. Notre siècle. Notre rêve. Nous. Nous et notre compagne, aux pieds ensanglantés : — la Joie. Non la joie grasse de l’âme repue, au râtelier. La joie de l’épreuve, la joie de la peine, de la bataille, de la souffrance surmontée, de la victoire sur soi-même, du Destin conquis, épousé, fécondé…