Page:Rolland - Au-dessus de la mêlée.djvu/94

Cette page a été validée par deux contributeurs.

IX

LES IDOLES


Depuis plus de quarante siècles, l’effort des grands esprits parvenus à la liberté a été de faire jouir leurs frères de ce bienfait, d’affranchir l’humanité, de lui apprendre à voir la réalité d’un œil sans peur et sans erreur, de regarder en soi sans faux orgueil et sans fausse humilité, de connaître ses faiblesses et ses forces pour les diriger, de se voir à sa place dans l’univers ; et sur sa route ils ont fait luire, comme l’étoile des mages, afin de l’éclairer, la lumière de leur pensée ou celle de leur vie.

Leur effort a échoué. Depuis plus de quarante siècles, l’humanité n’a point cessé de rester asservie — je ne dis pas à des maîtres (ils sont de l’ordre de la chair, je n’en parle pas ici ; et ces chaînes d’ailleurs se brisent tôt ou tard) — mais aux fantômes de son esprit. Sa servitude est en elle. On s’épuise à trancher les liens qui l’enserrent. Elle les renoue aussitôt pour mieux se ligoter. De chaque libérateur elle se fait un maître, et de chaque idéal qui devait l’affranchir elle fabrique aussitôt une idole grossière. L’histoire de l’humanité est l’histoire des idoles et de leurs règnes successifs. Et l’on dirait qu’à mesure que l’humanité vieillit, le pouvoir de l’idole est plus vaste et plus meurtrier.