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LETTRE À CEUX QUI M’ACCUSENT

encore trop dur), mais par la supériorité de son grand cœur généreux. Je veux qu’elle soit assez forte pour combattre sans haine et pour voir, même dans ceux qu’elle est forcée d’abattre, des frères qui se trompent et dont il faut avoir pitié, après les avoir mis dans l’incapacité de nuire.

Nos soldats le savent bien. Je ne compte pas les lettres qui nous viennent du front et nous citent des traits de fraternité compatissante entre les combattants. Mais les civils qui se trouvent à l’écart du combat, qui n’agissent point, qui parlent, qui écrivent et s’entretiennent ainsi dans une agitation factice et forcenée sans pouvoir la dépenser, ceux-là sont livrés aux souffles de violence fiévreux. Et là est le danger. Car ils sont l’opinion, — la seule qui puisse s’exprimer : (toute autre est interdite). C’est pour eux que j’écris, non pour ceux qui se battent : (ils n’ont pas besoin de nous !)

Et lorsque j’entends des publicistes tâcher de tendre toutes les énergies de la nation, par tous les excitants, vers cet objet unique : l’écrasement total de la nation ennemie, j’estime qu’il est de mon devoir de m’élever contre ce que je crois à la fois une erreur morale et une erreur politique. On fait la guerre à un État, on ne la fait pas à un peuple. Il serait monstrueux de faire porter à soixante-cinq millions d’hommes la responsabilité des actes de quelques milliers, de quelques centaines