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AU-DESSUS DE LA MÊLÉE

qui nuit et jour nous obsèdent ? Quand je me trouve sur une colline d’où la vue domine la plaine, voici l’idée qui, sans cesse, me torture : là-bas, dans la vallée, la guerre fait rage ; ces lignes brunes qui sillonnent le paysage sont pleines d’hommes qui se trouvent face à face, comme ennemis. Et là-haut, sur la colline, devant toi, se tient peut-être un homme qui, comme toi, contemple les bois, le ciel bleu, et qui peut-être rumine les mêmes pensées que toi, son ennemi !… Cette proximité continuelle vous rendrait fou ! On est tenté d’envier les camarades qui peuvent tuer le temps, en dormant, en jouant aux cartes…

17 décembre. Le désir de la paix est intense chez tous, chez tous ceux du moins qui se trouvent sur le front, qui sont obligés d’assassiner et de laisser assassiner. Les journaux disent qu’il est à peine possible de modérer l’ardeur guerrière des combattants… Ils mentent — consciemment ou inconsciemment. Nos pasteurs contestent dans leurs sermons la légende qui prétend que l’ardeur guerrière se ralentit… Vous ne sauriez croire combien de pareils bavardages nous indignent. Qu’ils se taisent, et qu’ils ne parlent pas de choses dont ils ne peuvent rien savoir ! Ou plutôt, qu’ils viennent, non point en aumôniers qui se tiennent à l’arrière, mais sur la ligne de feu, les armes à la main ! Peut-être alors s’apercevront-ils de la transformation intérieure qui s’accomplit en d’innombrables d’entre nous. Pour ces pasteurs, qui est dépourvu d’ardeur guerrière n’est pas un homme tel que notre époque en réclame. Il me semble pourtant que nous sommes de plus grands héros que les autres, nous qui, sans être soutenus par l’enthousiasme belliqueux, accomplissons fidèlement notre devoir, tout en haïssant la guerre