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AU-DESSUS DE LA MÊLÉE

existence par elles-mêmes, mais par les expériences ou par les espérances qui peuvent les remplir : ce sont des résumés ou bien des hypothèses, des cadres pour ce qui fut ou pour ce qui sera, des formules commodes, des formules nécessaires ; on ne peut s’en passer pour vivre et pour agir. Mais le mal est qu’on en fait des réalités opprimantes ; et nul n’y contribue autant que l’intellectuel, qui en use par métier, et qui, par déformation professionnelle, est toujours tenté de leur subordonner les choses réelles. Que vienne, par surcroît, une passion collective qui achève de l’aveugler, elle se coule dans l’idée qui peut le mieux la servir, elle lui transfuse son sang ; et l’autre la magnifie. Et rien ne subsiste plus dans l’homme qu’un fantôme de son esprit, où sont associés le délire de son cœur et celui de sa pensée. De là que les intellectuels, dans la crise actuelle, non seulement aient été plus que d’autres livrés à la contagion guerrière, mais qu’ils aient contribué prodigieusement à la répandre. J’ajoute (c’est leur punition) qu’ils en restent plus longtemps victimes : car tandis que les simples gens, soumis à l’épreuve incessante de l’action journalière et de leurs expériences, se modifient avec elles et le font sans remords, les intellectuels se trouvent liés dans le filet de leur esprit, et chacun de leurs écrits leur est un lien de plus. Aussi, quand déjà nous voyons les soldats de toutes les armées, en qui se fond