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Mais non, laissez les folies du théâtre ; recueillez-vous dans les romans, douces fictions dont les âmes sensibles s’alimentent ; monde chimérique où elles se jettent pour y trouver, fussent-elles malheureuses, d’autres belles âmes à chérir et à plaindre. Oh, pour le coup, Monsieur, il faut bien que vous quittiez l’Italie ; car je n’imagine pas que l’insipide Chiari#1, avec ses sottes aventures et ses personnages plus sots encore, puisse vous y arrêter deux minutes ! Eh bien, où irez-vous ? Courir les grands hasards avec nos preux chevaliers ou sillonner le fleuve de Tendre parmi nos langoureux Céladons ; car je n’imagine pas que la métaphysique de nos modernes romanciers vous plaise davantage que la mauvaise compagnie que plusieurs d’eux nous donnent ? Vous me nommerez Julie, et je vous répondrai que je la relis tous les ans ; mais j’oserai dire, malgré tout mon respect et mon amour pour celui de nos écrivains à qui je donne la préférence, parce qu’il me rend contente de moi et m’apprend à me tolérer en me donnant toujours l’envie d’être meilleure et l’espérance de le devenir, j’oserai dire que ce n’est pas comme roman que sa Julie est admirable. Ce délicieux ouvrage n’est tel que par des beautés étrangères, pour ainsi dire, à sa nature, et que leur excellence seule a pu ne pas faire trouver déplacées. Aussi Rousseau, tout le premier, a-t-il avoué Richardson comme son maître. Aucun peuple ne présente un roman capable de soutenir la comparaison avec Clarisse ; c’est le chef-d’œuvre du genre, le modèle et le désespoir de tout imitateur. Nos Pygmées, avec leur compas, viendront disserter sur ses proportions et lui reprocher des longueurs ; mais eux-mêmes tombent à ses genoux et avouent ne rien connaître d’aussi beau. Cependant la foule de nos romans est infiniment plus inférieure aux romans anglais du second ordre que Julie ne diffère de perfection avec Clarisse. Si les Anglais n’étaient pas aussi braves, aussi sages, aussi bons politiques, aussi profonds philosophes, je dirais que ce sont les romanciers de l’Europe. Ils abondent en ce genre, et leurs romans portent l’empreinte d’une sensibilité exquise, d’une grande connaissance du cœur[1]

  1. Chiari (1720-1788) est connu surtout par ses innombrables et insipides comédies, mais il avait aussi fait des romans.