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enfin il faut reprendre sa façon d’être accoutumée. Nous sommes entre nous, et je me retrouve avec délices dans mon petit cercle le plus près du centre. Aussi, malgré les sollicitations pressantes et presque l’engagement de passer à Lyon une partie de l’hiver, j’ai pris la résolution de ne pas quitter le colombier ; mon bon ami ne peut cependant se dispenser d’un voyage et d’un séjour assez long dans ce chef-lieu de son département ; mais je l’y laisserai seul cultiver nos relations, suivre ses affaires d’administration et s’amuser d’académies ; je me renferme dans ma solitude pour tout l’hiver et je n’en sortirai qu’aux premiers beaux jours pour étendre mes plumes au soleil du printemps. J’ai souri à vos conclusions de ce qu’il devait être pensé de moi et de ce qu’on pouvait attendre pour le jeu et les cercles, et je me suis dit : Voilà comme raisonnent tous nos savants, physiciens, chimistes et autres. Ils partent de quelques données dont ils ne connaissent ni la cause, ni les liaisons ; ils suppléent à ce défaut par leurs conjectures ; ils vernissent le tout par le jargon des grands mots, et donnent gravement les résultats les plus faux du monde pour des vérités palpables.

De ce qu’à l’occasion d’une étrangère je me suis répandue dans les sociétés, où l’on a pu voir que je figurais comme une autre, et juger qu’il fallait que j’aimasse beaucoup mon chez moi pour m y tenir seule, tandis [que] jz savais y recevoir et représenter au besoin, voilà mon philosophe qui déterminé que j’ai pris le parti de vivre à la provinciale, toujours hors de moi et maniant les cartes.

De ce que je m’étonne de ce que l’enfant d’un homme sensible et d’une femme douce ait une roideur qu’on ne peut vaincre que par une grande vigueur ; de ce que je regrette d’être obligée à me rendre sévère pour le forcer de plier de bonne heure sous le joug de la nécessité, voilà mon raisonneur qui juge que la contagion m’a gagnée, et que bientôt ma fille aura des colliers de fer et des échasses. Pauvre garçon ! Si vous ne faites pas mieux dans vos études, je vous plains de perdre autant de temps à travailler. En vérité, si vous aviez été près de moi depuis trois mois, vous auriez appris peut-être plus de vérités que vous n’en découvrirez de longtemps. D’abord vous auriez connu tout le peuple distingué d’une petite ville ; je vous aurais aidé à juger du caractère, des goûts, des talents ou des prétentions de chaque individu, les rapports de chacun avec l’ensemble et des uns et des autres ; les plans, les devoirs, les passions ; le jeu public et secret de ces dernières : leur influence sur les grandes démarches et les petites actions, le résultat de toutes ces