Page:Roland Manon - Lettres (1780-1793).djvu/719

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

m’obtienne mon pardon, et jette au feu ce qui deviendrait pour nous deux un sujet de perpétuer nos regrets.

Nos situations respectives devaient ajouter beaucoup à l’effet de nos affections : ma lettre te trouva dans un état d’angoisse, le cœur navré des chagrins d’autrui, affaissé de leur partage ; j’avais écrit cette lettre dans une solitude dont l’éloignement où je suis de toi augmentait l’isolement et fortifiait mes craintes. Quel affreux événement que celui dont tu as été, en quelque sorte, le spectateur ! Je sens tout le poids du chagrin de ces braves gens, je n’ai pas la force d’en rien dire[1]. Donne-moi de leurs nouvelles ; le malheur de cet excellent père me pénètre. La femme de Fless[elles][2] est perdue ; jamais celle tête si souvent troublée, exaltée, ne reprendra une assiette fixe et paisible. Cette catastrophe altère prodigieusement la satisfaction que tu pouvais te promettre de ton voyage à Amiens. Je suis pourtant bien aise de ton rapprochement de nos amis ; le bon de Vin m’est cher, je crois qu’il t’aime beaucoup.

Je ne sais pas, mon ami, donner des raisons contre le sentiment ; il ne me reste donc qu’à désirer que tu mettes moins d’importance aux agréments que nous nous étions proposés dans l’ordonnance de cette campagne. Avec le genre de travaux qui t’occuperont encore quelques années, il aurait été difficile de suivre vivement nos projets ; si ceux de mon frère n’en accélèrent pas l’exécution, ils n’y mettent pas pour la suite un obstacle réel. Pendant que tu poursuis ta carrière littéraire, il range, édifie à sa manière ; au moment de notre repos, le temps et les circonstances auront peut-être disposé le tout favorablement.

Jusque-là nous avons assez d’affaires pour trouver doux de n’avoir

  1. Roland racontait, dans sa lettre du 3 juin, comment, le jour même de son arrivée à Amiens, le fils aîné de son ami Delamorlière, jeune homme de ving ans, s’était noyé en se baignant dans la Somme (cf. Biogr. de la Somme, art. « Delamorlière »). Roland, dans le petit discours qu’il prononça quatre jours après (7 juin) pour sa réception au Musée d’Amiens, pleura en termes qui restent touchants, malgré la phraséologie du temps, la perte du fils de son ami (ms. 6532, fol. 358-361).
  2. Flesselles était le beau-frère de Delamorlière.