mais que voulez-vous ? Nous sommes ici dans l’asile de la paix et de la liberté : nous n’entendons plus gronder du matin au soir ; nous ne voyons plus un visage revêche, où l’insouciance et la jalousie se peignent tour à tour, où le dépit et la colère, couverts de l’ironie, se montrent lorsque nous avons des succès quelconques et que nous recevons des témoignages de considération. Nous respirons un bon air, nous nous livrons à l’amitié, à la confiance, sans craindre d’irriter par leurs témoignages une âme dure, qui ne les a jamais connus, et qui s’offense de les voir dans les autres. Enfin nous pouvons agir, nous occuper ou prendre de doux ébats, sans la triste assurance que tout ce que nous ferons, quel qu’il soit, sera blâmé, critiqué, mal interprété, etc.
De pareils avantages valent bien quelques sacrifices de la bourse. Cependant il est impossible de faire ce marché toute l’année, à moins que d’une scission absolue ; ce n’aurait pas été la peine de se réunir. Eh bien, vous en dis-je assez, cette fois ? Croyez-vous que je vous aime encore ? Croyez aussi qu’en vous aimant toujours autant, jamais je ne vous eusse parlé, à vous ni à personne, de la mère de mon mari, s’il ne vous en eût parlé le premier. Au reste, il faut convenir de tout : ces chagrins, qui m’ont été si vifs et si sensibles dans les premiers mois, me paraissent aujourd’hui plus supportables ; je les apprécie mieux. Tant que j’ai pu conserver quelque espérance de trouver un cœur au milieu des bizarreries du caractère le plus étrange, je me suis tourmentée pour le captiver ; je me désolais de n’y pas réussir. Maintenant que je vois, tel qu’il est, un être égoïste et fantasque, dont la contrariété fait l’essence, qui n’a jamais senti que le plaisir de molester les autres par ses caprices, qui triomphe de la mort de deus enfants qu’elle abreuva de chagrins, qui sourirait à celle de nous tous et qui ne s’en cache guère, je me sens arrivée à l’indifférence et presque à la pitié, et je n’ai plus d’indignation ou de haine que par moments courts et rares. À tout combiner, il est encore sage d’être venu ici et de s’y tenir ; le bien de notre enfant le demande plus instamment que nous ne l’imaginions avant d’arriver. Croyez encore, mon ami, qu’on ne peut avoir un grand bien sans l’acheter de quelques misères ; le paradis, la félicité parfaite seraient ici-bas si, avec le bonheur d’un mari tel que le mien et qui m’est aussi cher, je n’avais d’ailleurs que des sujets de satisfaction.