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le peuple se rassemble à la campagne dans un pré, où chacun danse et boit à son bien aise ; il y a des violons ici, des fifres un peu plus loin, là une musette ; ceux qui n’ont pas d’instruments y suppléent par la voix ; d’autres avaient gaiement, sous des tentes, le vin dur et vert comme celui de Suresnes ; et quelquefois les belles dames font aussi des contredanses. Mais revenons à nos affaires ; vous êtes un franc hâbleur, un grand prometteur de riens ; vous annoncez toujours des gens qui ne viennent jamais ; c’est bien la peine de faire ainsi venir l’eau à la bouche pour un quiesbet[1]. Déjà trois fois nous avons calculé, attendu l’époque où devait, suivant votre avis, nous arriver quelque personnage : aucun ne s’est encore montré. Je me console pourtant de votre amoureux depuis que je sais qu’il n’a que quinze ans ; c’est à former, et je ne suis pas encore assez vieille pour faire l’éducatrice et chercher fortune parmi les écoliers ; je ne crains point qu’ils s’y connaissent, entendez-vous, Monsieur. Eh ! mais vraiment, je voudrais vous voir en Angleterre ; vous y seriez amoureux de toutes les femmes ; je l’étais quasi, moi femelle. Celles-là ne ressemblent point du tout aux nôtres, et ont généralement cette courbure de visage estimée de Lavater. Je ne suis pas étonnée qu’un homme sensible, qui connaît les Anglaises, ait de la vocation pour la Pensylvanie. Allez, croyez que tout individu qui ne sentira point d’estime pour les Anglais et un tendre intérêt mêlé d’admiration pour leurs femmes est un lâche ou un étourdi, ou un sot ignorant qui parle sans savoir[2].

Vous, Monsieur, vous êtes un impertinent et aussi un étourdi ; car je n’ai eu un soupçon de valériane que par le port, et ce sont les très grandes différences spécifiques qui m’ont assuré que c’était une autre plante et fait vous demander son nom. Or donc, tirez la conséquence : si vous jugez, d’après ce babillage, que je sois fort gaie, vous vous tromperez grandement ; j’enrage de tout mon cœur, et vous le croirez aisément quand j’aurai ajouté que je n’irai point du tout à la campagne cette année, que je ne verrai pas plus le Clos que vous ne le voyez vous-même ; toute la différence, c’est que j’en mange quelques fruits ; mais ils ont fait deux grandes lieues, ils ont perdu leur fleur, et enfin ce n’est pas moi qui les cueille.

Je finis par cette complainte, et vous souhaite joie et santé.

  1. Nous ne savons pas ce que signifie ce terme, déjà employé dans la lettre du 13 mai 1785.
  2. Voir Voyage d’Angleterre, t. III, p. 235 ; « Les femmes bien élevées, ont un air virginal et touchant, etc… »