Page:Roland Manon - Lettres (1780-1793).djvu/538

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mais je crois qu’il attache l’habitant qui le fréquente tous les jours ; cependant, si Jean-Jacques n’en eût pas fait la réputation, je doute qu’on se fût jamais détourné pour aller le visiter. Nous sommes entrés dans la chambre du maître ; elle n’est plus occupée par personne ; en vérité, Rousseau était là fort mal logé, bien enterré, sans air, sans vue : il est maintenant mieux placé qu’il ne fut jamais de son vivant ; il n’était pas fait pour ce monde indigne.

J’en aurais bien long à vous dire de tout ce que j’ai éprouvé depuis mon départ de Paris et à mon arrivée ici. La pauvre Eudora n’a pas reconnu sa triste mère, qui s’y attendait et qui pourtant en a pleuré comme un enfant. Je me suis dit : Me voilà comme les femmes qui n’ont pas nourri leurs enfants ; j’ai pourtant mieux mérité qu’elles et je ne suis pas plus avancée ! La douce habitude de me voir, une fois suspendue, a rompu celle d’affection qui m’attachait ce petit être… Je n’y songe pas encore sans un terrible gonflement de cœur. Cepndant mon enfant a repris ses manières accoutumées ; il me caresse comme autrefois ; mais je n’ose plus croire au sentiment qui fait valoir ces caresses ; je voudrais qu’il eût encore besoin de lait, et en avoir à lui donner.

Vous que nous comptons chèrement comme ami, vous souvenez-vous de ceux que vous ne voyez plus ? Adieu, il faut que je finisse ; nous vous embrassons tendrement.


149

À BOSC, [À PARIS[1].]
9 juin [1784, — d’Amiens].

Je reçois dans le moment votre aimable épître, les patentes et leur accompagnement ; je devais déjà vous écrire ; tous ces objets ajoutent encore à ce que je devais vous exprimer, et je ne sais plus par où m’y prendre. L’ami reçoit des feuilles, nous avons des lettres en foule à répondre et à faire, je me suis levée à près de dix heures, parce que j’avais mal dormi la nuit ; le bon frère Lanthenas arrive ; le successeur de M. Roland est ici pour prendre des instructions ; nous voilà tous, comme vous voyez, fort en l’air et préoccupés. Dans l’obligation de terminer les affaires de préférence aux petites causeries, telles

  1. Bosc, IV, 63 : Dauban, II, 501.