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cerisiers qui sont devant mes fenêtres et des génisses qui paissent l’herbe de la cour.

J’habite sous le toit d’une femme que le besoin d’aimer me fit distinguer, lorsque, à l’âge d’onze ans, je me trouvais au couvent avec une quarantaine de jeunes personnes qui ne songeaient qu’a folâtrer pour dissiper l’ennui du cloître. J’étais dévote, comme Mme  Guyon du temps jadis ; je m’attachai à une compagne qui était aussi un peu mystique, et la bonne amitié s’est nourrie de la même sensibilité qui nous faisait aimer Dieu jusqu’à la folie. Celle compagne, retournée dans son pays, me fit connaître M. Roland, en le chargeant de lettres pour moi ; jugez si tout ce qui s’en est suivi doit me faire continuer de chérir l’occasion ou la cause accidentelle qui y a donné lieu !

Enfin, cette amie est mariée depuis peu, et j’ai contribué en quelque chose à la déterminer ; je viens la voir à la campagne dont je lui ai vanté le séjour comme le plus approprié au bonheur des âmes pures ; je parcours son domaine, je compte ses poulets, nous cueillons les fruits du jardin, et nous disons que tout cela vaut bien la gravité avec laquelle on entoure le tapis vert où l’on fait promener des cartes, l’attirail d’une toilette dont il faut s’occuper pour aller s’ennuyer dans un cercle, le petit bavardage de celui-ci, etc., etc. Au bout de tout cela, j’ai grande envie de retourner à Amiens, parce que je ne suis ici qu’a moitié : mon amie me le pardonne parce que, son mari étant absent, elle juge mieux de ma privation par la sienne ; et quoique nous trouvions fort doux de nous dolenter réciproquement, nous convenons qu’être éloignée du colombier, ou s’y trouver toute seule, est une chose assez triste. Cependant je passe encore ici la semaine tout entière : je ne sais si ma santé en retirera tout le profit que mon bon ami avait espéré. J’ai pourtant fait trêve entière avec le travail depuis trois jours, mais je ne me sens pas encore merveilleusement. J’ai été assez contente du visage de l’ami ; je crains son cabinet comme le feu, et la semaine à passer me parait une éternité par le mal qu’il peut se faire dans cet intervalle.

Avouez que je suis bien confiante de vous envoyer ainsi un babillage de campagnarde ! Je prétends bien pourtant, non que vous m’en soyez obligé, mais que vous le preniez comme un acte d’amitié bien sincère et bien dénuée d’amour-propre. Je suis pesante ; et, malgré mon goût pour ce qui m’entoure, malgré cet attrait qui m’attache à tous les détails de la campagne, malgré cet attendrissement que réveille toujours le spectacle de la nature dans sa simplicité, je me sens endormir et bêtifier.