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[À ROLAND, À PARIS[1]]
Mercredi au soir, 6 février 1782, — [d’Amiens.]

Passé midi et loin par delà, j’ai reçu ton petit mot accompagnant la lettre de M. Lanthenas[2]. J’avais besoin de ces nouvelles pour faire évanouir mes chimères, que je qualifiais ainsi sans pouvoir me soustraire à leur influence. J’en était au point où s’est peint Rousseau enfant, cherchant à s’assurer, succombant malgré lui à la frayeur que lui causait l’obscurité et n’étant rappelé à son courage que par les ris qu’il entendît fort à propos. M. Lanthenas me suppose un peu dans la crainte, il en plaisante et prêtend être, en toute occasion, le digne frère d’une femme qui a su prendre le pistolet contre un rat. Ce qui me réjouit par-dessus tout, c’est de voir ton rhume s’apaiser et te laisser du repos, car, au bout du compte, je ne crois pas que ton rétablissement soit l’époque d’une action dont l’idée m’a cruellement poursuivie.

Je ne puis t’exprimer combien mon cœur s’est serré lorsque j’ai lu, dans ta précédente, l’histoire de la rencontre[3] et les propos ; quoique je trouvasse dans ceux-ci des motifs de n’en pas redouter les suites, un sentiment plus fort que toutes les raisons imaginables me tenait en alarme. Je me disais tout ce que tu pourras m’opposer pour me convaincre de folie, et je ne me rassurais pas.

Je ne suis plus grosse, mais je suis toujours femme : n’est-ce pas assez pour trembler à l’apparence du danger de ce qu’on aime ? Enfin tu en riras encore une Fois, et moi aussi, quand je te tiendrai ; avant cela, ce ne sera que du bout des lèvres. Ce vilain à grosse mâchoire me pèse sur les épaules. M. Lanthenas dit que ses passions sont trop empâtées

  1. Ms. 6232, fol. 217-218.
  2. Lanthenas avait écrit à Madame Roland, le 3 février (ms. 6241, fol. 260-261), pour la rassurer sur ses craintes au sujet de Holker.
  3. Avec Holker.