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me rendait meilleure à mes yeux, parce qu’il éveillait en moi la confiance d’en faire autant et le regret de n’être pas dans la même situation que ceux qui l’avaient opéré.

Plus je vois et j’écoute, mieux je sens que j’ai peu de choses à dire en société ; mes opinions ou mes sentiments paraîtraient ridicules, outrés ; je doute moi-même quelquefois de la justesse des premières et je fais mes comparaisons en secret. Crois-tu cependant que je me trompasse en appréciant quelqu’un d’après un jugement semblable à celui en question ? Assurément, ou je te connais peu, ou, quand tu as lu la Nouvelle Héloïse, tu t’es supposé, suivant les temps, Saint-Preux on Wolmar ; mais il faut convenir que l’ami de V[in] est un vrai M. D’Orbe.

En parlant de cet ami, j’ai su de lui que son vieil oncle se mariait mardi ; le pauvre garçon en a le cœur gros pour sa sœur ; on voyait qu’il était affecté, qu’il avait besoin d’en parler. J’aurais voulu que ce n’eût pas été en présence de Mme  d’E[u]. Elle ne sait pas mettre ses amis à l’aise par le témoignage d’un intérêt qui favorise l’épanchement ; elle est froide et légère. Je la trouve repoussante par cela même, et je ne comprends pas qu’on puisse avoir avec elle des relations intimes ; sans doute, l’habitude tient quelquefois lieu du sentiment. Comment vient-elle sans lui ? Voilà pour moi le mystère. Tu sais l’histoire du mariage ; c’est une vieille fille riche qui veut mourir marquise ; et lui, assez riche pour n’avoir pas besoin de la fortune d’autrui, faisant cela par faiblesse pour sa famille, que la vieille avantage. En vérité, il est bien étrange de voir marier des soixante et je ne sais combien d’années, de part et d’autre ! Le neveu a appris le jour de la célébration par M. Cornet[1], qui a fait de cela nouvelle dans la ville, en le débitant comme une bizarrerie, mais sans égards pour M. de V[in]. C’est un certain M. Martin[2], M. Marin (l’un ou l’autre), beau-frère dudit Cornet,

  1. Nous trouvons, à l’Almanach de Picardie de 1782, deux Cornet, l’un chanoine (p. 19), l’autre maître en chirurgie (p. 91), probablement le même que le capitaine de la milice bourgeoise (p. 34).
  2. Ce Martin, distinct du Martin que nous verrons associé de Flesselles, nous est inconnu.