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déterminés ; M. du Castel[1] lui a demandé ses comptes, suivant l’usage.

M. Duperron est venu tantôt ; je me suis faite invisible à raison (tacite, bien entendu) de l’ennui qu’il me cause.

La signora d’E[u] était hier d’une gaîté rare et aimable ; elle a passé une heure ici, avec le fidèle ; on a parlé de romans ; elle est moins novice sur l’article que sur beaucoup d’autres sujets. M. de V[in] disait que, s’il était Mme de Chg. [Chuignes], il ne laisserait pas Clarice entre les mains de sa fille, dont la tête légère ne manquera pas de choisir Miss Howe pour modèle. À ce propos, et par un autre raisonnement qui ne vaut pas d’être détaillé, il observait généralement que tout lecteur ne s’avisait pas de se comparer au héros d’un roman, mais qu’il s’appliquait volontiers un des seconds personnages, selon son caractère. Je me suis mordu les lèvres pour ne pas répondre ce que d’autres jugeraient être une impertinence ; mais je me suis dit que je ne lui ressemblais guère et que j’avais sans doute une furieuse dose de présomption. Je t’avoue, à toi, qu’en lisant un roman ou un drame, je n’ai jamais été éprise du second rôle ; je n’ai pas lu le récit d’un seul acte de courage ou de vertu que je n’aie osé me croire capable d’imiter cet acte dans l’occasion, et, à part les agréments, les talents, etc., imaginés et réunis pour la perfection de Clarice et de Julie, j’ai cru les valoir par mon cœur et que j’aurais été leur amie si je les avais connues, leur existence étant supposée. Est-ce que tu ne t’es pas mis aussi à la place de Grandisson ?

Je ne sais si c’est effervescence d’imagination, mais, en étudiant l’histoire, je n’ai point eu pour les beaux traits et les grandes actions cette admiration pure et froide que je vois à mille gens, qui n’est que contemplative et que je ne conçois que par celle qui m’est inspirée par les grands effets de la nature. L’exposé du bien fait par mes semblables m’a touchée, m’a pénétrée d’attendrissement et de plaisir ; il

  1. Ducastel de Bavelincourt, subdélégué d’Amiens de 1751 à 1782. (Inventaire de la Somme, t. II, Introd., p. xxiii ; Alm. de Picardie de 1782, p. 35.)