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Le froid qui s’était annoncé a déjà disparu ; le temps est affreux et triste à l’excès.

Je relis la Gerusaleme liberata en donnant à téter à ma fille ; le format de cet ouvrage m’en permet la lecture en m’occupant de l’autre fonction ; je voulais feuilleter le Journal économique, pour notre objet : mais il faut les deux mains ; je ne les ai pas souvent libres à la fois. Je ne suis qu’au deuxième volume ; il y aura beaucoup de choses à consulter dans cette collection, autant que j’en puis juger par ce que j’ai déjà vu.

Grande et fameuse redoute aujourd’hui. Mme de Chg [Chuignes], empaquetée de chiffons, entourée de boules d’eau chaude, doit y avoir conduit l’objet de ses complaisances. J’ai enfin envoyé chez elle hier lui faire des compliments, honnêtetés, et m’acquitter de ceux que notre Longponien m’avait chargée de lui présenter.

J’ai été toute étonnée, en ouvrant le Tasse à l’aventure, de ne pas bien comprendre les vers ; j’imaginais déjà avec chagrin avoir oublié l’aimable italien ; mais j’ai reconnu que je lisais quelques chants imprimés à la suite du poème et ajoutés par un Camillo dont le style me parait difficile et rude ; celui du Tasse, en comparaison, est aisé comme Guarini. Il faut convenir cependant que j’étais tombée sur un passage inférieur à tout le reste, qu’avec plus d’attention je n’ai pas trouvé sans agréments ; d’ailleurs, la nouveauté des faits que je ne me rappelais pas avoir lus dans le Tasse me faisait croire encore que je lisais mal. Je suis revenue avec plaisir sur presque tout l’ouvrage : j’ai goûté de nouveau les parties qui m’avaient le plus frappée autrefois, et que j’avais copiées. Je sens que nous nous amuserons beaucoup un jour, lorsque, libre d’un travail tel que celui que ta vas suivre, nous n’aurons plus qu’à nourrir nos goûts par les diverses ressources de la littérature[1]. En attendant, l’activité sera bien tenue en haleine, et nous

  1. Madame Roland écrira à Varenne de Fenille, le 21 mars 1789 : « … Et comme il [mon mari] fait des Arts par-dessus toute chose, je ne sais, je ne vois, n’entends plus que des Arts depuis quelques années ; si ce n’est que, par récréation, et toujours de compagnie, nous faisons, à la dérobée, de petites échapées dans ce beau domaine de la littérature, où j’espère bien retourner un jour oublier tous les Arts du monde … »