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(lettre 551). Roland malade, vieilli, aigri, ne retrouvait d’énergie que pour écrire, lui aussi, des Mémoires où il se proposait de livrer Buzot « à l’exécration publique ! » La prisonnière, qui avait le moyen de correspondre secrètement avec lui, finit cependant par obtenir qu’il les jetât au feu. Si on se reporte à un curieux passage des Lettres d’Italie (t. VI, lettre 39) que Roland écrivait en 1777, on comprendra combien il était peu de son siècle sur l’article de la fidélité conjugale : « On pourra porter le désespoir dans le cœur d’un honnête homme !… On pourra lui arracher l’objet de son tendre culte, de ses adorations et de son amour pour ne semer qu’amertume et poison sur le reste de ses jours !… » Bien que Madame Roland eût le droit d’écrire, en s’adressant à Buzot dans ses Dernière pensées (Mém., t. II, p. 267) ; » Toi que la plus terrible des passions n’empêcha pas de respecter mes barrières de la vertu… », le vieillard n’en souffrait pas moins, même du sacrifice qu’on lui faisait si orgueilleusement : « Il m’adorait, je m’immolais à lui, et nous étions malheureux ».

Cependant Madame Roland, d’août à octobre, d’une plume infatigable, continuant, recommençant, complétant ses Mémoires », suivait par la pensée son ami fugitif, d’abord en Bretagne, puis, — après qu’il se fut embarqué (20 septembre) pour Bordeaux, — dans les campagnes de la Gironde, où il errait à l’aventure. Nous ne pouvons que renvoyer aux nombreux passages[1] où elle fait tantôt des allusions plus ou motus voilées à la passion tardive qui remplissait son âme, tantôt des aveux formels dans lesquels il ne manque que le nom de Buzot.

Elle savait longtemps espéré que Buzot se déciderait à passer aux États-Unis (voir lettre du 31 août). Lorsqu’elle sut, par Mme Louvet revenue à Paris après l’embarquement des proscrits, qu’ils avaient préféré courir les risques d’une dernière lutte, ses appréhensions furent grandes. Dans les journaux qui pénétraient dans sa prison, elle pouvait lire les lettres où les représentants en mission rendaient compte de leurs recherches actives pour mettre la main sur les fugitifs. C’est ainsi que, dans la séance de la Convention du 15 octobre, Barère avait lu une lettre d’Ysabeau, datée du 8, annonçant l’arrestation à Bordeaux de Duchastel, de Marchena, de Riouffe, et ajoutant : « Nous avons la preuve authentique que presque tous les députés fugitifs du Calvados et de la Vendée sont à Bordeaux ou dons les environ » (Moniteur du 16 octobre.) Le même jour, le Journal de Paris[2] insérait une lettre où on lisait : « Nous avons la certitude que Guadet, Pétion, Buzot, Louvet, Grangeneuve, Girey-Dupré, Félix Wimpfen et plusieurs autres conspirateurs sont encore en ce moment soit à Bordeaux, soit dans les environs ». Cette anxiété de la prisonnière perce dans un endroit de sa Réponse au rapport d’Amar (Mém., I, 312), et surtout dans sa dernière lettre à Bosc (lettre 555) : « J’ai cru que les fugitifs étaient aussi arrêtés… ».

    je suivrais partout ses pas pour adoucir ses chagrins et consoler sa vieillesse ; une âme comme la mienne ne laisse point ses sacrifices imparfaits. Mais Roland s’aigrit à l’idée d’un sacrifice. »

  1. T. I, p. 135-136 ; t. II, p. 36, 39, 44, 64, 91-92, 94, 103, 113, 134, 135-136, 142, 172, 177, 182, 219, 234, 244, 246-247, 257, 264. Il ne faut pas perdre de vue que ces passages ont, plus d’une fois, besoin d’être commentés par les lettres à Mentelle, et qu’ils sont comme le prélude de la confession plus complère que Madame Roland préparait en octobre et que nous n’avons plus.
  2. Cité par Vatel, Charlotte Corday et les Girondins, t. III, p. 692.