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« Lanthenas, apparemment comme le vulgaire, content de ce qu’il a lorsque d’autres n’obtiennent pas davantage, s’aperçut que je ne demeurais point insensible, en devint malheureux et jaloux… Il s’éloigna, imaginant le pis[1]. Il prétendit se mettre contre le côté droit, dont il blâmait les passions[2], et le côte gauche, dont il ne pouvait approuver les excès… » (Mémoires, II, 247.)

Elle écrivait cela dans le courant d’octobre 1793[3]. Quelques jours après, elle dit encore, dans une lettre à Mentelle, en parlant de Lanthenas : « Ce sont des espèces d’avortons qui, ne sont pas faits pour les passions, qui ne sauraient en inspirer, mais qui deviennent capables de fureur et surtout de lâcheté à l’égard de ceux qu’ils croient être plus heureux » (Lettre 533.)

D’ailleurs, trop fière pour rien cacher, même à Roland, elle s’était expliquée avec lui en un entretien dont elle nous rend compte dans une page des Mémoires (II, 244), écrite vers la même époque :

« J’honore, je chéris mon mari comme une fille sensible adore un père vertueux à qui elle sacrifierait même son amour. Mais j’ai trouvé l’homme qui pouvait être cet amour, et, demeurant fidèle à mes devoirs, mon ingénuité n’a pas su cacher les sentiments que je leur soumettais. Mon mari excessivement sensible, et d’affection et d’amour-propres, n’a pu supporter la moindre altération dans son empire ; son imagination s’est noircie, sa jalousie m’a irrité ; le bonheur a fui loin de nous ; il m’adorait, je m’immolais à lui, et nous étions malheureux. »

À quel moment eut lieu cet étrange entretien ? Nous ne pouvons faire là-dessus que des conjectures (voir plus haut, p. 460). Ce qui nous parait probable, c’est que Roland, lorsqu’il quitta le ministère à la fin de janvier 1793, savait à quoi s’en tenir. Dans les billets qu’il écrivait à Bosc peu de jours après (voir ci-dessus, p. 680), parlant des menaces dont il était entouré, il ajoutait : « et c’est là le moindre de mes chagrins… ».

L’explication entre le mari et sa femme avait-elle été spontanée ou bien amenée par quelque indiscrétion de Lanthenas ? Il semble qu’il faille écarter cette dernière hypothèse. En février 1793 (voir plus haut, p. 704-705), Roland en est encore à ne pouvoir comprendre l’éloignement de son ancien ami ou à n’y voir d’autre cause que le dissentiment politique. Donc Lanthenas ne lui avait rien dit. Mais il avait été moins réservé avec d’autres, comme nous l’allons voir.

Si toutes ces déductions paraissent fondées, on arrive à la conclusion générale que voici : c’est dans les trois mois qui suivirent le jour on Buzot et Madame Roland se retrouvèrent après un an de séparation, c’est-à-dire entre la fin de septembre et la fin de décembre 1792[4], que leur amitié de 1791 se transforma en un amour ardent et stoïque, au-dessus

  1. C’est nous qui soulignons.
  2. Ici, le double soulignement est dans le manuscrit.
  3. Voir notre « Étude critique sur les manuscrits de Madame Roland », Révolution française, mars et avril 1897.
  4. Cf. lettre à Buzot, du 6 juillet 1793 : « En vérité, à l’exception de quelques moments bien chers, le temps le plus doux pour moi, depuis six mois, est celui de cette retraite [sa prison] » Les six mois nous portent au commencement de janvier. Cela concorde.

    Nous établirons, dans l’Appendice V, que le portrait que Madame Roland envoya à Servan, le