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afin de pouvoir y respirer ; tu sais comment on est dans ton cabinet en pareille circonstance ; j’y viens pourtant sécher mes paillassons et dégeler mes pieds. Au milieu de ces petites misères, notre petite va très bien ; c’est ma consolation. Elle ne rit pas mieux que tu ne l’as vu rire, mais elle le fait plus souvent en me fixant, et je veux imaginer que c’est mieux qu’une grimace.

M. Cannet[1] a débarrassé M. d’Eu avant-hier, et Mme  d’Eu est accouchée hier à midi d’une fille ; son mari en est tout honteux, elle en a de l’humeur ; je n’ai jamais rien vu de si grotesque. Je suis sortie ce matin pour les aller voir, et j’ai été fort étonnée de me sentir fatiguée de cette course. Bon Dieu ! combien une nouvelle accouchée qu’on trouve seule, sans enfant, me paraît bizarre ! La pauvre enfant suçait ses doigts et buvait du lait de vache, dans une chambre éloignée de sa mère, en attendant la mercenaire qui devait l’allaiter. Le père était fort empressé de faire faire la cérémonie du baptême, pour expédier au village cette petite créature.

Tiens, mon ami, ce n’est pas ma faute ; mais je les estime tous les deux encore un peu moins depuis que j’ai été témoin de leur indifférence. Le mari était venu me voir mardi ; je lui avais appris ton départ et la raison du silence qu’il m’a paru très bien sentir. Ses promesses m’ont fait croire que je pourrais t’envoyer incessamment la petite botanique, mais son nouvel embarras va lui fournir des excuses.

Je lis Winckelmann et M. de Paw[2] ; je voudrais bien faire quelque chose qui te fût utile, mais je travaille peu. Mon ménage a été mer-

  1. Nous ne savons de quel Cannet il est question. Peut-être de Cannet, auditeur à la Chambre des comptes (voir Appendice A), qui habitait Paris et qui se serait trouvé, pour quelques jours, l’hôte de M. d’Eu, à Amiens.
  2. Il nous paraît superflu de faire une note sur Winckelmmann. Quant à Corneille de Paw, qui fut oncle d’anacharsis Cloots, nous nous contenterons de remarquer que ses livres avaient été une des lectures qui avaient le plus occupé Marie Phlipon. Elle les analyse longuement dans ses lettres aux demoiselles Cannet (25 août, 27 octobre, 30 novembre, 10 décembre 1776) ; on trouve en outre, au Papiers Roland, ms. 6244, fol. 128-146, parmi les manuscrits de jeune fille de Marie Phlipon, un long extrait de Recherches sur les Égyptiens et les Chinois. Par contre, le Dictionnaire des manufactures, où l’on retrouve plus d’une fois la main de Madame Roland (dans les