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Roland. — celui-ci prétendant, comme dans l’affaire Hecquet d’Abbeville, protéger la liberté des ouvriers contre les patrons :

Invent. des Archives d’Amiens, AA 28, fol. 17. — Lettre des officiers municipaux à M. Trudaine, Intendant des finances, se plaignant d’une lettre écrite au maire par le sieur Roland, inspecteur des manufactures, dans les circonstances suivantes : « Les sieurs Morgan et Delahaye ont établi en 1766, en cette ville, une manufacture de velours de coton ; ils n’ont rien épargné, jusqu’à présent, pour l’accroissement et la perfection de cet établissement, qui devient de jour en jour plus considérable et plus intéressant pour la ville, par le nombre d’ouvriers qu’il occupe. Le gouvernement a cru devoir protéger cet établissement, en lui accordant des titres d’honneur, par l’arrêt du Conseil de 1766, et des exemptions et privilèges pour les directeurs et ouvriers. Dans le courant du mois d’octobre dernier, dix ouvrières de cette manufacture abandonnèrent leurs travaux et sortirent sans billets de congé, sans avertissement préalable, sans avoir fini leurs ouvrages et sans avoir rendu compte des matières qui leur étaient confiées. Le complot était même fait entre toutes les autres ouvrières ; elles avaient été toutes débauchées par l’une d’entre elles qui s’était laissé gagner par le nommé Sézille : toutes ces ouvrières étaient engagées par écrit envers ce Sézille, mais les autres eurent quelques remords d’abandonner une manufacture où elles avaient été instruites, et sans laquelle elles n’auraient pas su l’art de filer à la mécanique. Elles rapportèrent leurs engagements. Le directeur de la manufacture vint, muni de ces écrits, porter sa plainte à M. le maire. M. le maire fit venir devant lui Sézille et l’ouvrière accusée d’avoir débauché les autres ; la preuve était claire. M. le maire punit cette embaucheuse de vingt-quatre heures de prison. Il ne prononça rien contre Sézille, parce que les lettres patentes de 1749 ouvraient la voie à l’action juridique contre lui, et qu’il était en état de payer les frais d’une procédure. L’emprisonnement de l’ouvrière était une correction légère qui la mettait à l’abri des 100 livres d’amende, et même des peines plus grièves qu’elle méritait. Ce fut à l’occasion de cet emprisonnement, qui n’avait rien de commun avec le sieur Roland, que ce dernier écrivit, ou plutôt fit écrire par main étrangère, la lettre à M. le maire dont il s’agit. Le sieur Roland commence, dans cette lettre, par ériger son opinion particulière en principe général : il part de ce principe pour décider le fait ; il s’érige même en juge des bornes et de la compétence de l’autorité du juge, et finit par menacer ce juge. Il a fait plus, il a pris soin de faire divulguer son procédé, comme pour donner au public une idée de l’étendue de son pouvoir. Cette publicité n’est peut-être que l’effet de l’indiscrétion de celui qui lui a servi de scribe, mais il doit s’imputer encore cette faute. Le sieur Roland pense que, si une ouvrière ne doit rien et n’a aucun engagement d’une part, elle est libre d’en prendre d’une autre, que tout ouvrier est libre de travailler où bon lui semble, lorsqu’on veut bien l’employer. Si ce principe était admis aussi absolument que le sieur Roland l’énonce, les manufactures se trouveraient exposées à manquer subitement d’ouvriers dans les besoins les plus pressants ; les cabales entre les ouvriers renaîtraient bientôt ; un seul ouvrier mécontent entraînerait tous les autres, qui seraient sûrs d’être reçus sans difficulté et sans formalité dans une autre fabrique. C’est pour remédier à ces inconvénients, que les lettres patentes du 2 janvier 1749, registrées en Parlement, défendent expressément à tous les ouvriers et compagnons employés dans les fabriques de les quitter pour aller travailler ailleurs, sans en avoir obtenu un congé exprès et par écrit de leurs maîtres, à peine de 100 livres d’amende, au payement de laquelle ils sont contraignables par corps. Si le sieur Roland s’était rappelé cette loi salutaire, il n’eût point posé en principe absolu que tout ouvrier est libre de travailler où bon lui semble ; il eût ajouté qu’il n’est libre qu’après avoir obtenu le congé exprès et par écrit de son maître ; il n’eût point décidé qu’il n’y avait point de délit dans le fait de l’ouvrière emprisonnée ; il n’eût point menacé de vous déférer un magistrat respectable, qui remplit sa place gratuitement et à la satisfaction du public et du gou-