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proscrit, je ne sais s’il dérobera longtemps sa tête à la vengeance des fripons dont il était le rude adversaire.

Assurément, vous pouvez lire tout ce que je vous envoie[1]. J’ai regret maintenant de ne vous avoir pas envoyé les quatre premiers cahiers[2] ; le reste ne sent rien quand on ne les a pas vus ; ils peignent mes dix-huit premières années ; c’est le temps le plus doux de ma vie ; je n’imagine point d’époque, dans celle d’aucun individu, remplie d’occupations plus aimables, d’études plus chères, d’affections plus douces : je n’y eus point de passion, tout y fut prématuré, mais sage et calme, comme les matinées des jours les plus sereins du printemps.

Je continuerai, si je puis, au, milieu des orages. Les années suivantes me firent connaître ceux de l’adversité et développèrent des forces dont le sentiment me rendait supérieure à la mauvaise fortune. Celles qui vinrent après furent laborieuses et marquées par le bonheur sévère de remplir des devoirs domestiques très multipliés dans une existence honorable, mais austère. Enfin arrivèrent les jours de la Révolution, et avec eux le développement de tout mon caractère, les occasions de l’exercer.

J’ai connu ces sentiments généreux et terribles qui ne s’enflamment jamais davantage que dans les bouleversements politiques et la confusion de tous les rapports sociaux ; je n’ai point été infidèle à mes principes, et l’atteinte même des passions, j’ai le droit de le dire, n’a guère fait qu’éprouver mon courage. Somme totale, j’ai eu plus de vertus que de plaisirs ; je pourrais même être un exemple d’indigence de ces derniers, si les premières n’en avaient qui leur sont propres, et dont la sévérité a des charmes consolateurs.

Si j’échappe à la ruine universelle, j’aimerai à m’occuper de l’histoire du temps ; ramassez de votre côté les matériaux que vous pourrez. J’ai pris pour Tacite une sorte de passion, je le relis pour la quatrième fois de ma vie avec un goût tout nouveau, je le saurai par cœur ; je ne puis me coucher sans en avoir savouré quelques pages.

Faites donc courir la lettre de B…[3].

  1. Tous les cahiers de ses Mémoires particuliers qu’elle avait écrits depuis le 5 septembre, correspondant aux pages 109-189 du tome II de l’édition Faugère. — Voir notre « Étude critique sur les manuscrits de Madame Roland », dans la Révolution française des 14 mars et 14 avril 1897.
  2. C’est à Bosc qu’elle avait dû faire passer les quatre premiers cahiers, auxquels correspondent les 109 premières pages du tome II de l’édition Faugère. — Voir Ibid.
  3. Nous pensons qu’il faut lire ici Brissot à Barrère, de l’Abbaye, le 7 septembre