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à son tour par des dédommagements d’un si grand prix. Dis-moi, connais-tu de moments plus doux que ceux passés dans l’innocence et le charme d’une affection que la nature avoue et que règle la délicatesse, qui fait hommage au devoir des privations qu’il lui impose, et se nourrit de la force même de les supporter ? Connais-tu de plus grand avantage que celui d’être supérieur à l’adversité, à la mort, et de trouver dans son cœur de quoi goûter et embellir la vie jusqu’à son dernier souffle ? — As-tu jamais mieux éprouvé ces effets que de l’attachement qui nous lie, malgré les contradictions de la société et les horreurs de l’oppression ? Je te l’ai dit, je lui dois de me plaire dans ma captivité. — Fière d’être persécutée dans ces temps ou l’on proscrit le caractère et la probité, je l’eusse, même sans toi, supportée avec dignité ; mais tu me la rends douce et chère. Les méchants croient m’accabler en me donnant des fers… Les insensés ! que m’importe d’habiter ici ou là ? Ne vais-je pas partout avec mon cœur, et me resserrer dans une prison, n’est-ce pas me livrer à lui sans partage ? Ma compagnie, c’est ce que j’aime ; mes soins, d’y penser. Mes devoirs, dès que je suis seule, se bornent à des vœux pour tout ce qui est juste et honnête, et ce que j’aime occupe encore le premier rang dans cet ordre. Va, je sens trop bien ce qui m’est imposé dans le cours ordinaire des choses pour me plaindre de la violence qui l’a détourné. Si je dois mourir… en bien ! je connais de la vie ce qu’elle a de meilleur, et sa durée ne m’obligerait peut-être qu’à de nouveaux sacrifices. L’instant où je me suis le plus glorifiée d’exister, où j’ai senti plus vivement cette exaltation d’âme qui brave tous les dangers et s’applaudit de les courir, est celui où je suis entrée dans la Bastille que mes bourreaux l’avaient choisie. Je ne dirai pas que j’ai été au devant d’eux, mais il est très vrai que je ne les ai pas fuis. Je n’ai pas voulu calculer si leur fureur s’étendrait jusqu’à moi ; j’ai cru que, si elle s’y portait, elle me donnerait occasion de servir X…[1], par mes témoignages, ma constance et ma fermeté. Je trouvais délicieux de réunir le moyen de lui être utile à une manière d’être qui me laissait plus à toi. J’aimerais à lui sacrifier ma vie pour acquérir le droit de donner à toi seul mon dernier soupir. Excepté les agitations terribles que m’ont causées les décrets contre les proscrits, je n’ai jamais joui d’un plus grand calme que dans cette étrange situation, et je l’ai goûté sans mélange lorsque je les ai sus presque tous en sûreté, lorsque je t’ai vu travaillant en liberté à conserver celle de ton pays.

  1. Roland.