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t’aurais compromis. Je suis venue ici, fière et tranquille, formant des vœux et gardant encore quelque espoir pour les défenseurs de la Liberté. Lorsque j’ai appris le décret d’arrestation contre les Vingt-deux, je me suis écriée : Mon pays est perdu ! — J’ai été dans les plus cruelles angoisses jusqu’à ce que j’aie été assurée de ton évasion[1] ; elles ont été renouvelées par le décret d’accusation qui te concerne[2] ; ils devaient bien cette atrocité à ton courage ! Mais dès que je t’ai su au Calvados, j’ai repris ma tranquillité. Continue, mon ami, tes généreux efforts ; Brutus désespéra trop tôt du salut de Rome aux champs de Philippes. Tant qu’un républicain respire, qu’il a sa liberté, qu’il garde son énergie, il doit, il peut être utile. Le Midi t’offre, dans tous les cas, un refuge ; il sera l’asile des gens de bien. C’est là, si les dangers s’accumulent autour de toi, qu’il faut tourner tes regards et porter tes pas ; c’est là que tu devras vivre, car tu pourras y servir tes semblables, y exercer des vertus.

Quant à moi, je saurai attendre paisiblement le retour du règne de la justice ou subir les derniers excès de la tyrannie, de manière à ce que mon exemple ne soit pas non plus inutile. Si j’ai craint quelque chose, c’est que tu fisses pour moi d’imprudentes tentatives. Mon ami ! c’est en sauvant ton pays que tu peux faire mon salut, et je ne voudrais pas de celui-ci aux dépens de l’autre ; mais j’expirerais satisfaite en te sachant servir efficacement la patrie. Mort, tourments, douleur, ne sont rien pour moi, je puis tout défier. Va, je vivrai jusqu’à ma dernière heure sans perdre un seul instant dans le trouble d’indignes agitations.

Au reste, quelle que soit leur fureur, ils ont encore une sorte de honte ; mon mandat d’arrêt n’est point motivé ; ils m’ont mise au secret verbalement, mais ils n’ont osé écrire les ordres rigoureux qu’ils ont donnés de bouche. Je dois à l’humanité de mes gardiens des facilités que je cache pour ne pas les compromettre ; mais les bons procédés lient plus étroitement que des chaînes de fer, et je pourrais me sauver que je ne le voudrais point, pour ne pas perdre l’honnête concierge[3] qui emploie tous ses soins à adoucir ma captivité. Beaucoup de personnes sont dans l’erreur à mon sujet et me croient à la Conciergerie. Le fait est que, le lendemain de mon arrivée ici, il est sorti de ce lieu pour être transférée à l’autre une femme de mon nom ; j’habite la chambre

  1. Buzot était arrivé le 4 juin à Évreux, qu’il avait insurgé contre la Convention.
  2. Le décret d’accusation contre Buzot est du 13 juin.
  3. Lavacquerie, ou plus exactement De-lavacquerie (Tuetey, IV, passim) ; sur ses égards pour la prisonnière, voir les Mémoires, I, 26, 205.