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timents qui font tout le charme de ces brillantes réunions. La Fédération m’a paru morne, quoiqu’il y eût un peuple immense : il n’y a pas eu le moindre signe d’allégresse, point de mouvements, point d’élans qui montrassent de l’énergie ou décelassent des sensations vives ; pas un seul cri pour la liberté, qu’on eût dû chanter avec transport pour annoncer l’enthousiasme avec lequel on doit la défendre.

Cependant l’accès des Tuileries est constamment interdit au peuple ; des manœuvres indécentes président à l’admission aux tribunes de l’Assemblée ; des personnes gagnées sont presque les seules qui puissent y pénétrer ; le lieu des séances est environné de gardes nombreuses qui, revêtant pour la plupart le ton et les manières des soldats du despotisme, présentent aux hommes réfléchis l’aspect de gardes prétoriennes à la dévotion d’un fourbe. Les Sociétés fraternelles se sont réunies et présentées à la porte de l’Assemblée pour faire une pétition à la barre ; en attendant la réponse du président, on a fait passer les femmes en dedans de la première barrière, à l’extérieur, et là, les gardes, les environnant, ont dirigé leurs baïonnettes sur ce faible troupeau comme s’il eût été composé de tigres qu’il fallût contenir ou immoler. Vous jugez des cris des hommes outrés ; la cavalerie est arrivée et a fait cesser cette scène révoltante ; le président ayant répondu que l’Assemblée ne pouvait écouter la pétition en ce moment : « Retournez lui dire, reprit celui qui était à la tête des Sociétés, retournez lui dire que c’est une partie du Souverain qui demande à ses délégués d’être entendue. » Cette sommation ne valut rien autre que d’être renvoyée au lendemain matin. Le parti espérait fermer alors la discussion qui fut encore continuée. Les Sociétés vont se présenter ce matin ; d’autre part, il se fait un rassemblement au Champ de Mars ; mais Lafayette fait mettre toutes ses gardes sous les armes. Que peut faire une foule, sans moyens que sa douleur, contre une force armée qui suit aveuglément l’impulsion d’un homme ?

Nous ne sommes plus en 89 ; on nous a préparé des chaînes ; on ne prêche que paix et union aux gardes nationales, parce qu’on sent bien que la division d’une partie qui se joindrait au peuple rendrait des forces à celui-ci. Voilà les fruits de cette séparation de toute une nation en deux classes, dont l’une est passive et nécessairement esclave. L’homme armé sera toujours un despote pour celui qui ne l’est pas ; et le premier tyran de l’empire saura se servir de l’une de ces deux classes pour subjuguer l’autre.

La coalition est si forte dans l’Assemblée, qu’il n’y a pas plus de quarante députés pour la bonne cause ; Robespierre a demandé en vain le renvoi du