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ANNÉE 1780

La satisfaction de te retrouver est certainement bien comptée par mon cœur ; mais j’ai trop de bonne foi pour ne pas convenir de ce que tu observes si bien, et mon ami à mes côtés ne me laisse plus sentir le besoin d’aucun autre ; d’ailleurs je te vois si tranquille à ta place, que je ne crois pas nécessaire de m’y transporter pour m’assurer de ton bonheur, que des goûts modérés te conserveront toujours. Mais si mon estime et ma tendresse y peuvent ajouter, comme je le crois d’après toi-même, tu n’auras pas à me reprocher de n’y pas contribuer en quelque chose. Vouée à des occupations suivies et importantes, si tu n’as de moi que des communications rares et courtes, en comparaison de ce qu’elles ont été, tu trouveras du moins la sincérité d’un cœur droit et l’ancienneté d’une liaison qui ne se remplace pas aisément.

Dis à notre sœur mille choses douces et tendres. J’étais éloignée de la supposer encore à Paris lorsque j’y suis arrivée. J’ai regretté singulièrement de n’avoir pas été assez bien instruite pour pouvoir l’embrasser avant son départ, mais nous nous retrouverons, et nous pourrons alors goûter quelque dédommagement. J’ai vu dernièrement M. de Sélincourt qui me dit que Mademoiselle d’Hangard se propose de venir me voir ; j’en serais véritablement charmée, mais j’ai trop de choses devant moi pour former le projet de l’aller trouver.

Je viens à l’objet intéressant dont tu m’as parlé. J’ai toujours conservé quelques relations avec M. et Mme  de Châlons[1]. J’avais vu leur situation, et je présumais bien qu’elle n’était pas changée depuis mon absence ; mais je voulus les voir et m’en assurer de nouveau avant de te répondre. Ils ne sont nullement en état de prendre chez eux un pensionnaire ; je ne leur en ai pas

  1. Sur M. de Châlons, « le gentilhomme malheureux » dont Marie Phlipon parle si souvent à ses amies Cannet avec autant d’estime que de compassion, voir cette partie de sa correspondance, passion (éd. dauban, I, 250-481, et II, 59-393), et particulièrement les lettres des 12, 15 et 31 mars 1778. Pour le soulager dans son affreuse misère, Marie Phlipon, pauvre elle-même, lui avait fait prêter une petite somme par Sophie Cannet, en se portant caution.

    Il serait singulier que ce fût ce même M. de Châlons que Mme  de Genlis avait connu vers 1755 et qu’elle représente comme un scélérat (Mém. de Madame de Genlis, éd. de 1825, I, 34-36}. Il aurait eu à cette époque trente et quelques années, et, comme Marie Phlipon, dans ses lettres de 1775 à 1780, nous parle de son ami malheureux comme au seuil de la vieillesse, il y aurait concordance pour l’âge. Le personnage de Mme  de Genlis n’était pas marié, et l’ami de Marie Phlipon l’était. Mais vingt ans s’étaient écoulés.

    On retrouvera M. de Châlons, toujours malheureux et toujours reconnaissant, dans la suite de cette correspondance, jusqu’en 1790.