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et vous qui le goûtez, oseriez-vous accuser la nature qui a su y joindre encore la douceur d’aimer et d’être chéri ?

Hâtez-vous de retourner en jouir au milieu des vôtres ; venez pleurer avec eux ; la douleur solitaire dessèche et tue, celle qu’on partage est le trop naturel aliment des âmes sensibles. La patrie n’est pas hors de danger, l’Allemagne et les mécontents se réunissent pour préparer une attaque au printemps ; mais nos plus grands ennemis sont dans notre Assemblée même ; les éternels comités sont tous devenus les vils jouets de l’intrigue ou les scélérats agents de la corruption. Les travaux languissent ; nous sommes inondés de misérables décrets rendus par la paresse et l’impéritie sur les rapports de l’ignorance ou de l’intérêt. La force publique n’est point organisée, les points constitutionnels demeurent en arrière ; on craint le mouvement qui peut s’élever à une seconde législature, mais la corruption de l’Assemblée présente est cent fois plus effrayante. Tant que je vous ai cru heureux, je vous ai dit : demeurez. Vous faisiez un digne…

Je[1] reprends ici la plume, mon cher ami ; Madame Roland a été détournée, et je me hâte de vous dire aussi combien je partage ce qu’elle vous a si bien exprimé. Je sens bien vivement vos douleurs. Si je n’eus pas le bonheur d’avoir un père qui ne me laissât que le souvenir de sa tendresse et de ses vertus, d’excellentes qualités qu’il eut au milieu des travers pris dans la société m’avaient extrêmement attaché à lui, et j’ai plus d’une fois, dans l’éloignement, versé des larmes pour lui ; mais j’ai surtout à en donner à une mère qui, avant de mourir, me donna des preuves de toute la tendresse dont sont capables les meilleures, et les douleurs que vous me peignez me rappellent trop les miennes pour que je ne les aie pas vivement ressenties. J’ai été également touché de ce que vous désireriez pour moi, vous m’associer à vos projets et vos espérances, et c’est sans doute une preuve bien sensible de votre amitié que je reçois avec une grande consolation. On n’est pas isolé avec des amis tels que ceux qui aiment comme nous ; cependant les liens de la société me permettent à moi un éloignement qui, je vois bien, vous est interdit ; et si je m’y décide jamais, je compte bien que l’entretien de notre amitié ne sera pas rompu. Je suis fâché d’avoir ajouté à vos douleurs les ennuis que vous auront dû faire ressentir mes précédentes lettres pour la chose publique. Leur effet aura été de voou décider à hâter votre départ autant que possible. Je pense vraiment que, dans ce moment, ceux qui vous connaissent ne peuvent s’empêcher de désirer votre présence. Faute d’ensemble et de suite, la société, la ligue sainte que l’amitié a formée entre nous et quelques personnes encore qui n’ont pas été indifférentes à la Révolution, n’a pas la force qu’elle pourrait avoir. Nous nous consumons ici en efforts qui, restant quelquefois sans aucun effet, décourageraient, s’il était permis d’éprouver ce sentiment dans les circonstances où nous nous trouvons. Le journal de Brissot n’est plus

  1. Ce qui suit est de Lanthenas.