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ANNÉE 1780

pour sauver l’État, au blâme de ses contemporains qui n’approuvaient pas sa conduite, que de s’attirer leurs éloges et risquer le salut public par une lâche complaisance pour les vues du peuple. La générosité de sacrifier l’approbation des siens et même d’encourir leur critique par un attachement au bien qu’ils ne savent apprécier est à mes yeux une vertu héroïque dont l’exercice est peut-être plus fréquent qu’on ne le soupçonne ordinairement. Doit-on féliciter ou plaindre les âmes délicates qui ont souvent l’occasion de la pratiquer ? Il faudra bien convenir, ma chère Sophie, que je suis vraiment céleste, comme tu le dis, si mon long silence n’a produit aucun nuage dans ton esprit et que j’aie su faire subsister ainsi ton amitié sans lui donner d’aliments ; mais ne serait-ce pas toi qu’il faudrait plutôt appeler ainsi en pareille circonstance ? Je pense que le sentiment qui nous rapproche est assez bien établi cependant pour ne pas souffrir d’altération par ces langueurs nécessitées d’une correspondance dont nous n’aurons bientôt plus besoin. Je dis bientôt, sans savoir encore le temps de mon départ pour la résidence. Enfin, c’est une chose assurée, c’est un but auquel je dois arriver et dont je m’occupe souvent avec plaisir, je pourrais ajouter avec impatience, si le désir de me fixer dans ta ville et dans mon ménage n’était balancé par celui de voir la famille de mon mari, de lui témoigner les sentiments qu’elle m’inspire sur ce que j’en connais déjà, de m’assurer une amitié que son honnêteté me promet, et de serrer les liens qui m’attachent à elle. Ainsi tout se compense. En attendant, je goûte le charme d’une situation douce, d’une union selon mon cœur. Je me plais à t’en réitérer l’aveu, parce que je sais combien il est touchant pour toi, et que je suis pressée de faire succéder dans toute son étendue le partage de mon bonheur à celui des épreuves pénibles par lesquelles j’ai passé.


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[À SOPHIE CANNET, À AMIENS[1].]
16 juin 1780. — [de Paris.]

Je cherche et reprends ta lettre du 28 avril, et je m’étonnerais d’avoir passé un aussi long temps sans t’écrire, si le désir de le faire ne m’avait déjà fait

  1. Dauban, II, 431.