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LETTRES DE MADAME ROLAND

Ta dernière lettre, dont la date est si reculée, ne m’a plus trouvé à la demeure où tu l’avais adressée ; gêne, petites misères, qu’on ne sent bien qu’à l’user, nous ont fait chercher un autre local[1] ; les embarras du déplacement furent un surcroît passager à mes occupations habituelles, qui, loin de rien fournir à l’ennui, ne laissent même que des minutes à cette sorte de loisir qui permet le choix des distractions. J’ai cherché à voir ta sœur aussi souvent qu’il m’était possible dans une vie si bien remplie, je l’ai rarement rencontrée, et nous en sommes pour ainsi dire à renouveler connaissance chacune des fois que nous nous retrouvons. Je l’avais priée de me suppléer près de toi, de calmer ma propre inquiétude sur les idées que mon délai pouvait te faire concevoir, de te rendre témoignage de mes dispositions ; mais j’apprends qu’elle-même ne te donne pas fréquemment de ses nouvelles, et je vois qu’il ne faut rien demander à ceux dont la santé chancelante laisse aussi peu de liberté pour l’exercice de leurs facultés ; il m’a paru cependant qu’elle éprouvait un peu de mieux. Je l’ai vue ce matin moins souffrante, plus gaie, plus heureuse par conséquent qu’elle ne semble être ordinairement.

Je saisis à la volée quelques instants pour causer avec toi. Je souffre véritablement de ce que tu peux imaginer, et j’ai hâte de te ramener au vrai ; j’ai trop bien aperçu que tu ne te faisais nulle idée de ma façon d’être active et occupée : tu compares la rareté de mes communications avec cette abondance qui les a toujours caractérisées, même dans les temps difficiles, et tu ne saurais te représenter combien la présence continuelle d’un objet chéri, des devoirs sans cesse renaissants, exercent l’âme et consument les moments. Tu résous fort sagement de cesser tes discussions et d’attendre à me voir pour me juger : j’espérais que, dans aucun cas, tu n’aurais plus besoin de cette ressource pour te déterminer à mon sujet ; mais, au reste, je suis d’assez bonne foi pour convenir que les événements qui me sont relatifs présentent assez de singularité pour t’avoir causé quelque étonnement, et j’en appelle moi-même à l’époque que tu viens de fixer.

On voit bien, ma bonne amie, que tu n’es pas distraite de tes petites études par des soins d’une autre espèce ; tu me fais une dissertation sur Fabius, dont certainement je n’aurais pas su te donner aussi bien l’histoire. J’avais seulement conservé, et je fus toujours frappée vivement de l’idée d’un Fabius le temporiseur qui, préférant à tout le bien de la patrie, aima mieux s’exposer,

  1. Cette fois, il s’agit bien de l’hôtel de Lyon, rue Saint-Jacques.