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liberté. Il a eu des doutes, comme moi, de trahison : mais il n’en a pas davantage de preuves.

J’écrirai à D.[1] de vous faire passer quelques exemplaires de notre adresse. Je ne vous fais pas passer la dernière de Brissot, pour ne pas grossir le paquet. Il mérite bien, comme vous dites, qu’on lui pardonne son laconisme. Je sais cependant bien qu’il serait désirable qu’il s’entendît davantage sur sa manière de juger l’établissement que nous désirons former : je ne sais point s’il a quelque capital dont il puisse actuellement disposer, et la séparation de tous intérêts, comme vous le proposiez dans votre plan, me semblait peut-être ne pas être entièrement convenable par rapport à lui. Je suis bien de votre avis sur ce que vous dites des habitations, et je crois qu’il me serait très facile de m’accommoder de ce que vous trouvez qui devrait suffire, si j’étais surtout animé par l’exemple que je recevrais ou celui que j’aurais à donner. Quant aux missions, je pense aussi qu’on les ferait beaucoup mieux si l’on était deux. On se soutient mutuellement, et alors les préjugés qu’il faut vaincre coûteraient beaucoup moins à mépriser pour ceux qui y auraient quelque peine.

Nous sommes revenus de Lyon avec M. R[oland] presque entièrement à pied. Nous avons catéchisé beaucoup en route, et ce mode de voyage, si bon dans tous les temps, nous a paru surtout admirable, plein de jouissances, sous le régime de la liberté.

Je vous embrasse, mon cher ami, de nouveau. Je laisse le reste de cette feuille à nos amis qui auront quelque chose aussi à vous dire.

Quelque chose[2] ! je le crois : n’en a-t-on pas toujours beaucoup à dire à ses amis, sans avoir toujours le loisir de l’exprimer ? Assurément, nous ne pouvions nous méprendre sur votre sensibilité, sa manifestation ne saurait consister dans les paroles au moment d’un départ si précipité : mais nos âmes sont faites pour s’entendre, puisqu’elles ont su s’apprécier. Vous nous décrivez votre excursion sur le Puy de Dôme d’une manière bien attachante ; elle est une nouvelle preuve que le temps comme la distance se mesure moins par l’étendue ou la durée que par la nature des objets ou la force des affections qui en remplissent l’espace.

J’espère que votre comparaison mélancolique n’aura pas toute la justesse qu’elle paraît renfermer, et que, en dépit de tant d’obstacles, notre liberté sera triomphante sans toutes ces horreurs de trahison, de misère, de découragement et de mort dont la force des orages vous présentait l’emblème. On ne peut les braver plus courageusement que vous avez fait, et quand on affronte ainsi la tempête, on mérite de la vaincre, on doit la voir cesser. L’élévation de votre superbe montagne est l’image de celle où se portent enfin les grandes

  1. D’Antic. — Lanthenas ne s’est pas encore habitué à dire « Bosc ».
  2. Madame Roland reprend la plume.