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que j’ai toujours eu plaisir à suivre ; jamais je ne m’y suis trouvée fatiguée, et vieille comme je le suis. Dieu sait ma bonne volonté ; à plus forte raison, doivent-elles désirer bien autre chose, celles-là qui bouillent sans feu. Le premier embrassement les captive, elles implorent celui qui les implorait, elles se passionnent pour celui qui était passionné pour elles, elles se font esclaves de ceux dont elles étaient les maîtresses, elles renoncent à donner des ordres et en reçoivent, elles démolissent les murailles, forcent les fenêtres, feignent des maladies, mettent de l’huile sur les gonds des portes pour les faire tourner sans bruit. Je ne saurais te dire le puissant effet que produit sur elles le doux souvenir qui leur reste des premiers baisers de celui qu’elles aiment. Elles sont ennemies d’un juste milieu et sont toujours lancées dans les extrêmes.

Sempronio. Je ne comprends pas cette expression.

Célestine. Ou bien la femme aime passionnément celui qui la recherche, ou bien elle lui porte une grande haine. Ainsi, si elles cessent d’aimer, elles ne peuvent contenir leur désaffection. Avec ce que je sais, je vais avec plus de confiance chez Mélibée que si je l’avais sous la main, parce que je n’ignore pas que, bien que j’aille maintenant pour la solliciter, elle sollicitera à son tour plus tard ; bien qu’elle me menace d’abord, elle me recherchera à la fin. J’emporte dans ma poche un peu de fil et quelques bagatelles qui ne me quittent jamais ; cela me donne accès, la première fois, dans les maisons où je ne suis pas très-connue ; ce sont des gorgerettes, des voiles, des franges, des tours, des pinces à épiler, de l’alcool, de la céruse, du fard, des aiguilles et des épingles. On choisit ce qu’on veut ; pendant ce temps je prends langue, je me dispose à jeter mes appâts ou bien à lancer ma requête à première vue.

Sempronio. Mère, pense bien à ce que tu fais : quand on se trompe dès le principe, on n’arrive pas à bonne fin. Songe à son père, qui est noble et brave, à sa mère, qui est vertueuse et vigilante ; tu es le soupçon