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Célestine. Ouvre-lui, fais-la entrer, qu’elle soit la bienvenue ; elle aussi comprend quelque chose à ce que nous disons ici, bien que le peu de liberté dont elle jouit l’empêche de profiter de sa jeunesse.

Areusa. C’est bien vrai, sur ma foi, celles qui servent des dames n’ont pas de plaisirs et ne connaissent pas les doux bénéfices de l’amour. Elles ne voient jamais parentes ni égales avec qui elles puissent parler à leur aise, à qui elles puissent dire : « Qu’as-tu mangé à souper ? Es-tu enceinte ? Combien de poules élèves-tu ? Emmène-moi dîner chez toi ; fais-moi voir ton amoureux ; combien y a-t-il qu’il ne t’a vue ? Comment es-tu avec lui ? Quelles sont tes voisines ? » et autres choses semblables. Ô tante ! quel mot rude, grave et superbe que ce madame qu’il faut toujours avoir à la bouche. C’est pour cela que je vis seule depuis que je me connais, je puis me vanter que jamais on ne m’a appelée autrement que mon Areusa. Près de ces dames d’aujourd’hui, on perd le meilleur de sa jeunesse ; avec une robe trouée qu’elles mettent au rebut, elles payent le service de dix années. Elles injurient leurs suivantes, les maltraitent, les bousculent de telle sorte que celles-ci n’osent parler en leur présence ; quand vient le temps de les marier, elles leur font une querelle, leur reprochent de coucher avec le domestique ou le fils de la maison, de faire les coquettes avec leurs maris, d’amener des hommes au logis ; elles se plaignent qu’on leur a volé une tasse ou perdu une bague, elles leur donnent une centaine de coups de bâton, les mettent à la porte, leurs jupons par-dessus la tête, en leur disant : « Sors d’ici, voleuse, fille de mauvaise vie ; hors de chez moi, tu ne porteras atteinte ni à mon honneur ni à la sûreté de ma maison. » Ainsi, qui attend une récompense reçoit des reproches ; elles comptent sortir mariées et sortent déshonorées ; elles espèrent des vêtements et des bijoux de noce, on les renvoie nues et outragées. Voilà leurs profits, leurs bénéfices et leurs salaires. On leur promet des maris,