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gagnée ; mais je te certifie que tu n’as pas plus tôt tourné la tête que je trouve en cette maison un autre que j’aime mieux, qui est plus gracieux que toi et qui ne cherche pas sans cesse l’occasion de me mettre en colère comme toi, qui restes un an sans me venir voir, qui arrives tard et de mauvaise humeur.

Célestine. Mon fils, laisse-la dire, elle extravague ; plus tu l’entendras parler de la sorte, plus tu verras s’accroître son amour pour toi. Tout ce qui t’arrive, c’est pour avoir fait l’éloge de Mélibée ; elle ne connaît pas de meilleur moyen de te le faire payer que de te traiter comme elle te traite ; et je suis persuadée qu’elle attend impatiemment la fin du dîner pour ce que je sais bien. Quant à sa cousine, je la connais. Jouissez de votre fraîche jeunesse ; quiconque tient et mieux attend, plus tard se repent. C’est ce que je fais aujourd’hui pour quelques heures que j’ai laissées se perdre quand j’étais jeune, quand on m’appréciait, quand on m’aimait ; et maintenant, pour mes péchés, je deviens vieille, personne ne me veut, et Dieu sait ce que je voudrais encore bien ! Baisez-vous, embrassez-vous, je ne puis plus avoir d’autre plaisir que celui de vous voir. Tant que vous êtes à table, tout se pardonne de la ceinture à la tête ; quand vous en serez sortis, je ne vous gênerai pas, en pareil cas le roi ne le fait jamais ; vous serez libres. Je sais que les fillettes ne vous accuseront pas d’importunité ; pendant ce temps, la vieille Célestine mâchera avec ses gencives dégarnies les miettes de la table. Dieu vous bénisse ! Oh ! comme vous riez, comme vous vous amusez, lapins, fous, enragés. Voilà ce qu’il fallait pour dissiper le nuage de vos querelles ; prenez garde de renverser la table.

Élicie. Mère, on frappe à la porte, voilà notre plaisir perdu.

Célestine. Vois, ma fille, qui est là, peut-être est-ce quelqu’un qui vient l’augmenter.

Élicie. Ou la voix me trompe, ou c’est ma cousine Lucrèce.