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de courir la nuit. Pourquoi agis-tu de la sorte ? pourquoi fais-tu de si longues absences, mère ? Tu ne penses jamais à revenir à la maison, c’est une habitude prise ; pour contenter une seule personne, tu en mécontentes cent autres. On est venu te demander aujourd’hui de la part du père de cette jeune fiancée que tu conduisis au chanoine80 le jour de Pâques : il veut la marier d’ici à trois jours. Tu lui as promis de la refaire, et il t’attend ; il ne faut pas que le mari s’aperçoive de l’absence de la virginité.

Célestine. Je ne sais pas du tout, mon enfant, de qui tu me parles.

Élicie. Comment ! tu ne t’en souviens pas ? Tu perds la tête, en vérité. Oh ! que ta mémoire est faible ! Mais tu m’as dit cependant, quand tu l’as conduite là-bas, que tu l’avais déjà retouchée sept fois.

Célestine. Ne sois pas surprise, ma fille ; quiconque occupe sa mémoire à plusieurs choses ne peut la fixer à aucune. Mais, dis-moi, reviendra-t-il ?

Élicie. Parbleu ! s’il reviendra ! Il t’a donné un bracelet d’or pour prix de ton travail.

Célestine. Ah ! c’est l’homme au bracelet ? Je sais de qui tu parles. Mais pourquoi n’as-tu pas pris l’appareil et n’as-tu pas commencé à faire quelque chose ? En pareils soins, tu devrais être habile et avoir fait tes preuves ; combien de fois ne m’as-tu pas vue travailler ? Veux-tu donc rester là toute ta vie comme une bête, sans métier ni rente ? Quand tu auras mon âge, tu regretteras l’aisance dont tu jouis maintenant. Oisive jeunesse donne malheureuse vieillesse. Je faisais autrement quand ton aïeule, que Dieu garde ! me montrait ce métier ; au bout d’un an, j’en savais plus qu’elle.

Élicie. Je n’en suis pas surprise ; il arrive souvent, comme on dit, que l’élève en remontre au maître ; cela dépend du plaisir avec lequel on apprend. Aucune science ne profite à celui qui n’y prend pas goût. J’ai ce métier en haine, et toi, tu mourrais pour lui.

Célestine. Peux-tu parler ainsi ! Tu veux une pau-