celui qui doit garder avec une continuelle inquiétude ce qu’il a gagné par son travail, ce qu’il perdrait avec douleur. Mon ami ne sera pas dissimulé, celui du riche le sera. Je suis aimée pour moi, le riche pour ses biens ; jamais il n’entend la vérité, tous lui disent des flatteries selon sa fantaisie, tous lui portent envie. Vous trouverez à peine un riche qui n’avoue qu’il se trouverait mieux dans la médiocrité ou dans une honnête pauvreté55. Les richesses ne rendent pas riche, mais occupé ; elles ne rendent pas maître, mais majordome ; il y a plus de gens possédés par les richesses qu’il n’y en a qui les possèdent56. Elles ont donné la mort à un grand nombre ; à tous elles ôtent le plaisir ; aucune chose n’est plus contraire aux bonnes mœurs. N’avez-vous pas entendu dire : « Ces hommes riches et puissants ont longtemps dormi, et quand ils se sont réveillés, ils n’ont plus rien trouvé dans leurs mains ? » Chaque riche a une douzaine de fils et de petits-fils qui ne font pas d’autre prière que de conjurer Dieu de l’enlever d’au milieu d’eux, qui ne voient jamais venir assez tôt l’heure de le déposer dans la terre, de s’emparer de ses biens et de lui donner à peu de frais son éternelle demeure.
Mélibée. Mère, tu sembles bien regretter l’âge que tu as perdu ; voudrais-tu donc recommencer ?
Célestine. Il serait bien fou le voyageur qui, fatigué de son chemin, voudrait recommencer la journée pour revenir au lieu où il se trouve. Toutes les choses dont la possession n’est pas agréable, il vaut mieux les tenir que les attendre, car plus la fin s’approche, plus on s’éloigne du commencement. Il n’est rien de plus agréable que l’hôtellerie à l’homme bien fatigué ; aussi, quoique la jeunesse soit un joyeux temps, le véritable vieillard ne la désire pas ; celui qui manque de raison et de tête n’aime jamais autre chose que ce qu’il a perdu.
Mélibée. Quand ce ne serait que pour vivre plus longtemps, il est bon de désirer ce que je dis.