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LE CHEVALIER DE SAINT-GEORGES.

bustes, faites pour manier le fouet, dussent un jour se voir flagellées inhumainement à la moindre faute ; que cet être si complet, si beau, ignorant encore jusqu’à sa force, ne fût qu’une marchandise ! Elle admettait bien les coups et le trafic pour elle, dont les mains commençaient déjà à se gercer, dont la peau avait perdu son lustre, pauvre pacotille de négresse avariée, et qui avait eu son prix ! mais son fils, son beau Saint-Georges ! Il n’avait pas été admiré pour rien dans la traversée ce cher trésor, il n’avait pas été caressé par les matelots et le capitaine sans qu’il n’y eût sur son front quelque ligne glorieuse inscrite par les destinées ! Les fanfares des fifres et des tambours lui plaisaient, ce serait peut-être un jour un grand capitaine ! Son mouchoir de Madras, il le ceignait déjà avec grâce sous son large chapeau de paille tressée ; il dansait et montait à cheval mieux qu’un créole. Enfin, chose neuve assurément pour une mère de cette couleur, elle était déjà récompensée de sa pauvreté et de ses douleurs par l’âme de son enfant !

Noëmi, la triste mère, regardait cette âme s’ouvrir, comme la fleur ouvre ses pétales odorantes après la pluie… L’œil de son amour n’y découvrait qu’une chose encore, l’envie de se distinguer, cette ambition des âmes nobles qu’on opprime ; elle n’y soupçonnait pas l’amour, ce volcan plus furieux que l’obstacle des sociétés irrite ; Noëmi, qui n’avait jamais connu que l’obéissance, ne pouvait deviner cet aiguillon des grandes révoltes, ce niveleur glorieux qui arrive à tout !