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UNE MÈRE.

lui eût prodigués, au point de vendre pour lui son collier de verroteries et ses boucles d’oreilles, seule relique qu’elle eût conservée de la Guadeloupe.

Il y avait des jours où Noëmi ne pouvait concevoir qu’elle eût mis au monde cet enfant, elle se demandait par quel céleste bienfait il lui avait été donné. Sa vie de misère s’étonnait de cette douce rosée de tous les jours, de ces gentillesses, de ces sourires. Les négresses, pour la plupart, n’aiment guère leurs enfans que tant qu’ils conservent l’ignorance du premier âge, elles les choient plutôt comme nourrices que comme mères. Chez ces femmes, aucune gradation : l’âge de la raison une fois atteint par l’enfant, elles oublient presque qu’elles ont été mères. Elles les livrent aux chances de la servitude, les abandonnant ainsi de plein gré après les avoir amollis par leurs anciennes caresses. L’esclavage, cette main de fer, les prend alors, et sa tyrannie est d’autant plus dure qu’elle est soudaine. Rien n’a préparé le nègre enfant à cette transition subite, il se réveille avec sa chaîne comme un homme que l’on vient de jeter dans un cachot. Ses parens eux-mêmes se font exécuteurs et bourreaux à son égard ; ils le punissent bientôt autant qu’ils le gâtaient, c’est à la loi seule qu’il appartient.

Noëmi n’aimait pas ainsi son enfant. La pauvre mère n’avait compris que trop vite à quelles dures épreuves celui qu’elle appelait son ange noir devait être un jour réservé par sa seule tache originelle ; abîmée dans sa contemplation, elle le préservait déjà dans son cœur contre toute atteinte et toute morsure. Il lui paraissait affreux de penser que ces mains ro-