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LE PORTEFEUILLE

— Pauvre fou ! lui dit un jour l’Espagnol, qui surprit le jeune homme au milieu de ces cruelles imprécations contre lui-même, ne sais-tu donc pas que la vengeance seule a ôté à la douleur son âcreté ? Fi de la vie, si elle ne devait servir qu’à nous faire boire nos larmes ! À quoi bon l’épée, si elle sommeille ? la dague trempée dans le poison, si elle ne tue ? Tu vois dans la vie que tu mènes à mes côtés des nuits ténébreuses, pleines des terreurs du ciel et de la terre ; — à la voix de Dieu, la foudre en sort ! Ne pleure plus sur toi-même, toutes les puissances de l’enfer fussent-elles liguées contre toi, je le jure que tu seras bien vengé !

Au ton morne et froid avec lequel Tio-Blas avait prononcé ces paroles, Saint-Georges le regarda… Plus pâle encore que de coutume, il repassait la lame de sa mancheta sur une roche calcaire, au-dessus de laquelle la cime des pins rendait alors des murmures. En le voyant bientôt rassembler les quelques hommes de sa petite troupe sous la litière d’un bois fort épais, Saint-Georges conçut de vagues soupçons ; on eût dit que le capitaine attendait un coup à faire. Refoulée par les plumets jaunes vers cette partie de l’île française, aux environs de la Montagne-Noire, cette poignée de monde devait y camper la nuit. Le soleil venait de s’éteindre alors derrière les pitons environnés de vapeurs, et cependant le paysage de cette prairie entrecoupée de bouquets de bois paraissait encore enchanté.

Sous les pieds de la Montagne-Noire serpentait la rivière du Cabeuil comme un vaste ruban d’argent ;