Page:Roger de Beauvoir - Le Chevalier de Saint-Georges V1, 1840.djvu/221

Cette page a été validée par deux contributeurs.
13
TIO-BLAS.

reux, mes paisibles voisins se contentaient d’un hamac, de canaris faits d’une poterie humble, de la vue de la plaine et d’un peu d’eau aiguisée de tafia.

« Moi, j’avais refait fortune ; je ne suspendais pas mon hamac entre deux arbres, j’avais acheté de mes beaux deniers une tour moresque auprès du Rio-Verde. Le front de ma tour, quand venait le soleil couchant, se mirait dans ma rivière aux lingots d’or. Je puis vous assurer que l’ombre du comte de Cerda était bien effacée de ma mémoire ; j’étais un négociant, un trafiqueur, — voilà tout.

« Des affaires pressantes m’appelèrent à la Guadeloupe. Jusque-là je n’avais pas quitté ces plaines tranquilles, ces marais devenus pour moi des trésors. J’arrivai à la Pointe-à-Pitre. Là, pour la première fois, je vous vous vis.

« À travers ma folle existence de joueur, j’avais du moins, Caroline, préservé jusqu’à ce jour mon cœur de tout amour sérieux ; je vivais dans une ignorance heureuse de tout ce qui est passion. Le jeu m’avait traité trop cruellement pour que j’eusse envie de m’y reprendre ; la fortune me souriait : il ne manquait donc à ma nature ardente qu’un seul incendie, l’amour !

« Cette source des inspirations héroïques et des crimes insensés, la fureur du jeu l’avait tarie chez moi, du moins je le croyais : j’étais un convive enivré de vin et d’opium, n’ayant jamais laissé épanouir cette fleur de joie ou de tristesse au fond de mon cœur ; je ne me défiais pas même des femmes, — je ne les connaissais pas !