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TIO-BLAS.

je n’étais jamais sorti, j’ignorais la vie des jeunes gens, leurs trois amours furieux, le vin, le jeu et les femmes. J’aurais fait peut-être un excellent bibliothécaire, mais il ne me serait pas venu en idée de songer qu’une femme pût être perfide ou qu’on pût tromper un ami. Jamais je ne désirai seulement de voir la baie de Cadix, ses pavillons relevés ou pendans sur l’eau, ses femmes épanouies comme des fleurs à ses balcons, ses processions, ses fêtes. Mon humeur sauvage s’accommodait mieux de la lecture des auteurs les plus abstraits que de la conversation d’une jolie fille allant puiser de l’eau à la fontaine. Un jour cependant je fus accosté dans la principale rue de San-Lucar par un vendeur de cigales qui me remit un billet ; il était d’une dame connue, me dit-il, à Cadix pour son luxe, la marquise de la Higuerra. On m’y mandait de venir, et que je n’aurais pas sujet de le regretter. Comme je ne savais trop à quelle sorte de rendez-vous j’allais, je ne suivis cet homme qu’après avoir pris mon épée ; il avait loué passage pour moi sur une felouque qui nous mena à Cadix.

« La marquise me parut logée magnifiquement, mais dans le quartier de la ville le plus retiré. C’était une vieille femme dans toute l’acception du mot, et je ne m’étonnai plus, en l’examinant, du ton aimable de sa lettre. Elle avait un gros bouquet de fleurs au côté, la jupe courte et voltigeante, l’œil hardi et le jeu le plus fripon d’éventail qui se pût voir. Or, cette marquise-là, c’était ma mère ! ma mère, séparée de l’auteur de mes jours depuis ma naissance ; ma mère,

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