Page:Roger de Beauvoir - Le Chevalier de Saint-Georges V1, 1840.djvu/186

Cette page a été validée par deux contributeurs.
166
LE CHEVALIER DE SAINT-GEORGES.

en frappant Saint-Georges sur les mollets d’un coup assez fouetté de sa serviette :

— Voilà un jaune fort bien fait !

Après les singes, dont les femmes du dix-huitième siècle raffolèrent, parce que leur couleur fauve tranchait adroitement dans leurs boudoirs ou leurs portraits avec leur teint de lis et de roses, la mode, cette grande conseillère, leur avait insinué les nègres comme un contraste habile à leur blancheur. Le petit noir l’emporta bientôt sur l’épagneul, la perruche ou la levrette ; il donnait la patte aussi bien qu’un angora. Né dans l’esclavage, il devait se montrer doux et soumis. Bientôt la folie du jour inventa pour eux mille caprices : les tailleurs remontèrent à Paul Veronèse pour les habiller ; le pinceau des peintres de Louis XV les représenta escaladant les genoux des belles marquises, chiffonnant de leurs mains d’ébène les broderies des duchesses. De l’antichambre, ils sautèrent bien vite dans le salon ; leurs mutineries, que l’on eût châtiées à Saint-Domingue par la perte d’une oreille, semblaient en France un attrait de plus ; au lieu du fouet d’un nègre commandeur retombant à coups pressés sur leurs épaules, c’était la main caressante d’une comtesse ou d’une fille d’opéra qu’ils sentaient glisser sur leurs durs cheveux de laine. De la sorte et au milieu même de l’esclavage, il y eut deux peuples chez le peuple noir, le nègre esclave et le nègre bouffon ; le nègre des Antilles, saisi, fustigé à la moindre faute, et le nègre parisien, heureux, impuni, buvant le sucre dans la tasse d’or de sa maîtresse, pendant que son frère engraissait de