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LE CHEVALIER DE SAINT-GEORGES.

sion n’avait traversé le cerveau ; les plus indifférens se laissaient aller devant elle à des rêveries et à des extases. Le poëte tombé dans les filets d’une pareille femme eût été perdu ; le philosophe n’eût pas été à couvert. Modulé comme une musique, son parler s’élevait en gammes vives ou s’abaissait doucement en notes éteintes. L’orgueil, plus que la tendresse, se peignait dans ses beaux yeux ; mais c’était un orgueil consacré et si peu fait pour être mis en doute que son moindre sourire l’adoucissait. Elle avait la peau fine et les plus belles dents du monde. Son regard mourant, son air abattu, inspiraient à l’âme une de ces fatales voluptés dont on ne peut se distraire une fois qu’on en est esclave ; elle avait pour elle jusqu’au charme de la maussaderie enfantine, apanage distinctif des belles créoles ; défaut si charmant qu’il devient chez elles un mérite et souvent même une étude.

Son deuil récent la rendait plus attrayante encore en l’encadrant de sa bordure noire, comme une tête sévèrement noble de Velasquez ou de Carrêno. Pourquoi s’était-elle astreinte à ce deuil, même le jour d’un baptême ? C’est ce que chacun ignorait. Quoi qu’il en fût, ce rigide costume était loin de lui être défavorable : au lieu de voiler ses formes, il les dessinait et leur imprimait cet air de suprême dignité qui convient aux belles femmes. Son voile laissait échapper ses cheveux tombant en grappes soyeuses. Enfin l’harmonie de ses mouvemens était telle qu’on eût dit qu’elle les avait répétés devant un miroir.