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LE CHEVALIER DE SAINT-GEORGES.

nuits où je te voyais apparaître à moi doux et serein comme l’espérance…… Dis par quelle incroyable magie je te retrouve le front haut et menaçant ?

— Puisque tu oses, mulâtre, évoquer devant moi les ombres des premiers jours, je veux bien t’apprendre le secret de ma haine. Tu as reporté les regards en arrière, je ferai comme toi, je te rappellerai le passé. Qu’étais-tu, réponds, dans cette colonie où s’écoula mon enfance ? Un produit du sol, un esclave condamné à la loi d’une éternelle humiliation. Prends cette glace et compare nos deux visages. La blancheur de ma peau te dit assez que je suis ton maître ; la couleur de la tienne, que tu n’es que mon sujet. Je suis noble, moi qui te parle ; toi tu n’es qu’une marchandise que les capitaines des navires français s’en vont chercher en Guinée. À Saint-Domingue, il doit t’en souvenir, il y avait pourtant entre nous quelque distance. Tu étais debout, Saint-Georges, pendant que j’étais assis ; tu étais le mulâtre no 143, soumis au fouet du nègre commandeur ; à Saint-Domingue, chevalier, tu pouvais valoir quinze cents livres !… Ma mère ne m’a pas dit qu’elle t’ait jamais rencontré dans la maison du gouverneur ; ici je l’ai rencontré, moi, dans le palais d’une reine de France, à son royal clavecin ! Incroyable honte ! Quand je me suis abaissé, pour complaire à Mme de Langey ma mère, jusqu’au rôle de solliciteur chez les d’Orléans, qui ai-je trouvé de nouveau sur mon chemin ? Toi ! son ancien valet, toi qui l’as emporté sur moi pour cette place de capitaine des chasses…… Chaque lieu où je pose le pied conserve l’empreinte du tien ; ce que je rêve, tu le rêves