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De jeunes amoureux s’embrasser en chantant,
Tu sentiras toi-même un désir irritant
De serrer dans tes bras d’incomparables vierges
Qui se consumeraient pour toi comme des cierges !…

Ainsi tu formeras des rêves infinis :
Et, comme un jeune enfant, ― ayant cherché des nids
Avec une ardeur folle aux arbres des prairies, ―
Laisse les œufs brisés sur les herbes fleuries,
Toi-même, abandonnant ce que tu peux saisir,
Tu poursuivras partout ton idéal désir
Et tu resteras triste en comparant sans trêve
Au bonheur qu’on atteint le bonheur que l’on rêve !…

Tu vivras peu : ton cœur se fera ton bourreau
Car la lame tranchante use vite un fourreau ;
Comme un bohémien, tu courras dans la vie,
Et les passants naïfs te porteront envie,
Sans même soupçonner un moment que les fleurs
Dont s’orne ta guitare ont coûté tant de pleurs,
Et que tous ces beaux vers qui chantent sur tes lèvres
Chaque jour, sont éclos chaque nuit dans les fièvres,
Et qu’il te faut frapper ton cœur comme un rocher
Pour que cette eau sanglante en puisse s’épancher !