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Et fait fondre en accords plus doux que ceux des harpes ?
Ta vie est une chaîne aisée à soulever ;
Avril, paré de fleurs, dans son berceau s’éveille.
Pourquoi, ta lampe et toi, s’épuiser à la veille ?…
Ouvre tes bras ! je viens, rêveuse, sur ton front
Poser ma lèvre ardente, où Musset et Byron
— Mes immortels amants, — ont suspendu leur âme :
Je suis la Muse, et j’ai la jeunesse et l’amour :
Laisse-toi fasciner par ces soleils de flamme
Qui dans l’ombre des nuits jettent l’éclat du jour.

Le jeune homme.

Muse, j’aimerais mieux te voir faible et pâlie
Dans des voiles de deuil déguisant ta beauté ;
Ce soir j’aimerais mieux que la mélancolie
T’amenât par la main vers mon cœur agité.
Est-ce un si grand bonheur, crois-tu, d’être au jeune âge ?

La Muse.

Demande-le au vieillard qui pleure son passé
Dont le cher souvenir dans le présent surnage.
Il voudrait retrouver dans son vieux corps glacé
Cette sève féconde autrefois sous l’écorce,
Arbre vivace alors, aujourd’hui tronc sans force !
De sa voix défaillante il voudrait rappeler
Cet essaim vaporeux et riant de ses rêves
Que les glaces de l’âge ont fait vite envoler
Comme au souffle du vent le sable d’or des grèves !…